L’hospitalisation de Tarabas a clairement contribué à ma déconnexion longue durée. Ça ne m’arrive pas souvent, d'être en état dissociatif quasiment en continu sur plusieurs semaines. Heureusement, d’ailleurs. Et heureusement que mon cerveau a appris à débrancher le câble des ressentis. Ça pourrait être plus grave. Une de mes étudiantes s’est mise à faire des crises d’épilepsie, plusieurs par semaine ; c’est plus handicapant comme gestion de stress post-traumatique. Alors la dissociation, c’est un moindre mal.

Et c’est seulement maintenant que j’ai réintégré mon corps, que je suis obligée de faire autrement. Penser à autre chose est un effort. Que la dissociation m’épargne. Aujourd’hui, je dois trouver des subterfuges pour occuper mon cerveau.

La bonne nouvelle, c’est que mon cerveau considère que je suis en mesure de gérer autrement. Que l’intensité des ressentis a diminué jusqu’à un niveau acceptable. Toujours bien trop haut, mais acceptable.
Suite à ce que j’ai raconté dans l’épisode précédent, j’ai d’abord pris de la distance. Comme avec tout le monde autour de moi. Les souffrances des autres étaient devenues ingérables pour moi. Je mettais le peu d’énergie de compassion qu’il me restait à soutenir ce que je pouvais des personnes qui me semblaient en avoir besoin. Il n’y a pas de hiérarchie dans la douleur, mais il y a des gens qui ont plus ou moins besoin de nous. Et à ce moment-là, mon cerveau a considéré que Tarabas était en mesure de gérer ce qui lui arrivait. D’abord parce qu’il était entouré de sa famille et de sa femme. Ensuite parce qu’il est solide psychologiquement. Moins qu’il ne le parait, malgré tout, mais suffisamment pour encaisser les mauvaises nouvelles.

Alors je me suis éloignée de Tarabas. Comme des autres. De tous les autres. Enfin, éloignée, disons que ce n’était pas vraiment une action de ma part, c’est juste que ça s’est fait comme ça sans que je ne le conscientise.

J’ai vu que ça allait mieux quand j’ai recommencé à lire les posts d'un forum. J’avais fait un peu d’espace pour accueillir le vécu des autres. La différence entre ce groupe et des relations interpersonnelles, c’est que dans le premier cas, je ne me sens obligée de rien. Je lis ou je ne lis pas, je commente ou je ne commente pas. Je ne ressens pas d’attente, ni d’enjeu. Qu’il y en ait ou que ce soit mon cerveau qui en crée dans le cas des relations interpersonnelles ne change pas grand chose au résultat : M se met une pression de dingue.

Et puis, petit à petit, j’ai repris de nouvelles de quelques personnes. Peu. Celles qui me paraissaient gérables. Celles où je savais que la personne n’allait pas me déverser ses émotions dessus. J’ai envoyé un message à ma collègue et amie en arrêt maladie depuis plus d’un an. J’ai pris des nouvelles de ma cousine qui a vécu deux événements douloureux à la suite. Et je suis presque prête à la voir pour la laisser m’en parler.
Et puis, j’ai répondu à l’un des messages de Taravas. Avec l’humour qu’on nous connait bien : “T’es pas encore mort ?”

C’est comme ça qu’est arrivé Harry Potter. Très vite. Pas le personnage, les livres. Il a fallu orienter mes conversations avec Tarabas pour ne surtout pas parler ni de ce qui nous préoccupe. De ce qui me préoccupe moi, le concernant. Et de le laisser me parler de ce qui le préoccupe lui. Parce que je sais que je ne parviendrais pas à endiguer mes émotions. Si je commence à y penser, je meurs d’inquiétude. Dis, Jojo-le-drama, tu ne trouves pas que le verbe que tu as choisi est un poil exagéré ?
Ou alors “If he dies, I’ll kill him!”, dirait River Song.
Je ne peux pas me montrer faible. Je ne peux pas risquer d’exposer M a des pensées qui la dépasseraient. M a besoin de s’occuper d’elle-même. Avec M, en ce moment, on est au niveau “Eh regarde, on a une cicatrice en forme de cœur sur la main !”, pour te dire.

Alors, quand je suis tombée sur le format audio de la saga, j’ai tout de suite qu’il fallait que je lance Tarabas là-dessus. Matilda s’apaise quand on lui raconte des histoires. M aussi. M est un peu comme une version évoluée de Matilda. Elles sont très proches en termes d’appétences et de sensibilité. M et Matilda sont comme différentes faces de la Lune.
Le premier tome a été publié en France dans une période un peu particulière pour nous. Pour Tarabas et moi. On l’a lu plus tard. Assez peu de temps avant la sortie du premier film, d’ailleurs. Il a fallu faire vite, et dévorer les quatre premiers volumes, avant d’être pollués par les images sur grand écran. Je n’ai pas aimé les films. Il faut dire que je n’aime pas tellement le cinéma. Certains films seulement. Relativement peu.

Toujours est-il que lire un livre en audio, je n’y été jamais parvenue. Jamais vraiment essayé non plus. Lorsque j’ai écouté le premier chapitre lu par Bernard Giraudeau, j’ai explosé de rire en entendant les voix qu’il donnait aux personnages. Je me suis surprise à me laisser plonger dans le récit. Et je me suis dit que c’était de ça qu’il fallait que je parle avec Tarabas. Bingo, ça a marché. Mieux qu’une saison de Koh-Lanta mollassonne. Ouais, parce qu’on n’a pas grand chose à dire sur cette saison, c’est tout pourri et chiant à mourir. Alors qu’habituellement on est hyper sérieux dans nos débriefs. Harry Potter a été mon salut, rien de moins. Et c’est pas tant que je veuille dissocier l’œuvre de l’artiste. Ce n’est pas parce que je continue à lire Harry Potter que j’ai arrêté de vomir ma haine des TERF. Juste que je n’ai pas envie de nier mes références culturelles et tout l’univers qui a été créé autour. Comme je n’ai jamais arrêté d’écouter les albums de Noir Désir que j’écoutais en boucle quand j’étais adolescente. Parce que je crois que les œuvres n’appartiennent plus aux artistes à partir du moment où on se les approprie. On compose comme on peut avec nos dissonances cognitives, comme tu vois.

Alors voilà. Je vais envoyer Tarabas chez Madame Pomfresh fissa et tout va bien se passer.