W a suggéré un nom pour le navire. Elle veut l'appeler le Tiranic. Charlie se bidonne. M n'a pas encore compris la blague.
Voilà, il fallait que je commence par ça.

Je suis assez fière du fonctionnement de mon cerveau. Il y a des moments où je sens que je vais mieux. D’autres où rien ne va à nouveau. Mais c’est relativement indépendant de la fierté que j’éprouve. J’trouve qu’on fait un chouette boulot, toutes et tous ensemble. Et ça s’est encore traduit sur mes dernières séances chez le psy.
Mon psy parle assez peu. C’est le principe de la psychanalyse, tu vas m’dire. Dans certaines circonstances, il lui arrive d’être plus bavard.
Parfois, ce qu’il me dit est assez pertinent, bien que je ne l’entende pas toujours tout de suite. Parfois, il remet en questions certaines croyances, et ça me fait du bien. Parfois il est complètement à côté de la plaque.

Il y a une part de moi, sans doute M, qui ne peut pas s’empêcher de se dire qu’il doit avoir raison, parce que c’est son métier. M fait confiance et se laisse porter. M, elle accepte l’autorité. C’est bien la seule, tiens. C’est d’ailleurs pour ça que la question de l’autorité a toujours été un réel conflit interne.
Heureusement que W et Charlie sont là. Oui, j’admets avoir une petite préférence pour mes deux révoltés chroniques. Ce n’est pas vraiment une préférence, d’ailleurs, plutôt une forte admiration. Les deux n’ont pas peur de dire qui ils sont, les valeurs qui les animent. W est sortie du cabinet en maugréant “Mais qu’est-ce qu’il est con !”. Et Charlie de s’esclaffer “OK boomer !”. J’étais morte de rire, encore une fois. Merci mon Charlie de veiller au grain. Tu as tellement raison sur ce coup.

En effet, le psy me parlait de construire mon identité de femme. Sentant le malaise monter en moi, j’ai fini par lui dire “Mais je ne me sens pas femme, en fait !”. Parce que ça me paraissait assez évident, je n’avais jamais dit que j’étais une femme, et je ne comprenais pas ce qu’il me racontait. Alors il a commencé par m’opposer ses théories psychanalytiques fumeuses sur le fait que si je ne me sentais pas femme, c’est parce que je me sentais enfant. Et qu’étymologiquement ”infans”, c’est celui qui ne parle pas. Un truc dans le genre. Dans le genre, ouais. Et puis, plus il m’avançait ses arguments en carton, plus il lisait le doute dans mon regard. Oui, parce que sur cette séance, je n’avais pas pu rester allongée, je n’arrivais plus à respirer. C’est la raison pour laquelle il s’était mis à me parler. Il me parle quand il me sent en détresse, et c’est bien ce que j’apprécie chez lui. Qu’il raconte de la merde n’enlève en rien cette qualité.

Je sentais la moue de Charlie transparaitre sur mon visage. Le demi-sourire moqueur, le regard à la fois lassé et hautain. Le regard charlien, il est impitoyable. Celui qui lorsqu’il te répond “oui” te fait entendre “cause toujours”. Parce que c’est M aux manœuvres, et que M dit oui. Tu entends clairement la différence. Le “oui” de M, il te dit “vous avez sûrement raison”. Charlie, il te dit “oui” avec une expression qui signifie clairement “pauvre type”. W ne dit rien, elle te fusille du regard.

“Mais si, vous être une femme, vous ressemblez à une femme, vous n’être pas un homme.”
Ce à quoi j’ai répondu “non, je ne suis pas un homme, mais je ne suis pas une femme non plus”. Enfin, c’est évident, non ?
Je sentais que ça n’imprimait pas vraiment, dans son schéma.
Il a fini par concéder : “Ou alors vous être dans les LGBT, non binaire comme disent les jeunes.”
Le “comme disent les jeunes” était éloquent. J’entendais les voix conjointes de Charlie et W, qui répondaient “Bah c’est pas nouveau, qu’est-ce qu’il lui arrive, à celui-là ?”, et “On n’a jamais dit qu’on était une femme, c’est son problème si c’est l’identité qu’il a projeté sur nous !”.

Et puis, il m’a parlé de Judith Butler, comme s’il me la faisait découvrir. Euh. Je ne sais pas si c’est ce que je donne à voir en séance ou ce qu’il projette sur moi, sans doute un joyeux mélange des deux. Mais euh, les questions d’identité de genre, j’en parlais déjà au lycée, frère. Ce n’est pas parce que tu te réveilles maintenant que ça n’existait pas avant. Il y a dix-neuf ans, on se bourrait la gueule en bouffant des cookies mal cuits au micro-ondes, on se roulait des pelles et on se demandait “Qu’est-ce que la féminité ? Et qu’est-ce que la masculinité ?”. Tu as beau lire plein de trucs, t’intéresser à plein de sujets, ton expérience de vie d’homme quinqua blanc hétéro cisgenre parle pour toi.

Il n’empêche que je n’ai pas réussi à lui dire tout ça. L’expression de mon visage semblait suffisamment convaincante pour le pousser à remettre en question ce qu’il venait de dire. Mais les mots ne sont pas sortis.
Ce qui est en partie dû à mon introversion. Et en partie dû à un sentiment d’imposture. Je ne me sens pas légitime pour débattre. Le juge Fourmi me dit que je n’ai pas assez lu, que je ne suis pas assez renseignée, que la qualité de ce que j’ai lu, vu, écouté a moins de valeur, que je ne fais pas le poids par rapport à l’étendue de sa culture à lui, de ses études, de son expérience. Merci Juge Fourmi de me rappeler que oui, socialement, j’ai une expérience de vie de femme. Et que ne pas me sentir femme ne me préserve pas de toutes les injonctions intériorisées qui y sont liées. Le sentiment d’infériorité en fait largement partie. C’est bien pratique pour maintenir une domination que d’instiller des pensées qui génèrent ce type de sentiments. J’ai été assignée femme à la naissance, éduquée comme femme, et j’ai une expression de genre féminine. Ce qui suffit largement à me faire subir le patriarcat.

Là où je suis assez fière de moi, c’est que je suis tout à fait capable de faire la part des choses entre ce qu’il peut m’apporter et ses limites. En séance, il a habituellement une attitude relativement froide et neutre. Et silencieuse, surtout. Tout en étant capable de se mettre à me parler et à détourner mon attention de mes angoisses quand elles deviennent trop envahissantes. Pour que je continue à travailler dessus sans me sentir dépassée. Évidemment, je préfère quand il ne parle pas. Mais ça me rassure qu’il se mette à parler quand je me sens mal. C’est ce qui me permet de me sentir suffisamment en confiance pour laisser mes voix intérieures s’exprimer lorsque je suis en séance.
Le fait qu’il soit complètement à côté de la plaque le rend tellement humain. Quand il a terminé la séance sur “vous verrez bien en grandissant”, j’ai trouvé ça condescendant. Puis, je me suis rappelé que c’étaient mes pensées qui interprétaient cette phrase de cette manière. Je ne sais finalement pas ce qu’il a voulu dire par là, et ce n’est pas un problème, parce que ça ne me concerne pas. Sa phrase lui appartient, s’il me dit ça, ça le concerne lui, ça ne me concerne pas moi. Il a ses propres modèles et ses propres biais cognitifs.
Et puis, ce n’est pas un guide, c’est plus un garant. Tout ce que je lui demande, c’est de maintenir un cadre sécure dans lequel je puisse faire le travail moi-même. Ça, il le fait bien.

Je comprends l’idée de construire mon identité. De découvrir qui je suis et qui j’ai envie d’être. Et en effet, je suis assez d’accord avec lui pour dire que ça a un lien avec toutes mes angoisses. Je n’ai plus de repères par rapport auxquels me construire, parce que je me suis libérée de mon carcan familial, et de celui de mon travail. Cette liberté a un prix, je deviens mon seul pilier. Mon seul repère et mon seul repaire. Et je dois moi-même recréer le cadre qui me convient.
Oui, je vais devoir comprendre qui je suis en tant qu’être humain adulte. Pas en tant que femme. Parce que je ne suis pas une femme. Et ça n’a jamais été un sujet.

Pour terminer sur une petite note astrologique. Et étayer solidement mes propos. Oui, absolument. Je lisais tout à l’heure un post IG qui évoquait le conflit générationnel entre la génération de mes parents et la mienne. Et l’expliquait par la position de Pluton. Encore lui, tiens.
La génération de ma mère a Pluton en Lion, la mienne Pluton en Scorpion. Et vous n’êtes pas sans savoir (mouarf) que ces deux positions forment un carré, qui est un aspect de tension. Le Taureau, le Lion, le Scorpion et le Verseau sont un peu les quatre maisons de Poudlard, si tu veux. Et là, on assiste à un match de Quidditch entre Gryffondor et Serpentard.
Le Scorpion est dans une quête de vérité et n’hésite pas à gratter le vernis et à déterrer les cadavres. A mettre le Lion face aux conneries qu’ils a faites et le monde et les valeurs qu’il nous a laissés. Le Lion, son énergie créative et son ego démesuré contre le Scorpion, son pessimisme notoire et sa radicalité. Son besoin de tout détruire pour tout reconstruire. Essaye donc de détruire ce qu’un Lion a construit, pour voir.
Mon psy n’a pas Pluton en Lion. Ou alors il se baigne dans du formol. Mais je trouvais que la thématique collait bien. On peut faire rentrer à peu près tout ce qu’on veut dans nos biais cognitifs, de toute façon.

Et mon identité d'adulte, je l'ai déjà trouvée ; le Choixpeau et moi sommes d'accord : je suis à Serdaigle, point final.