Comment voulez-vous que je vive tranquillement mon abstinence avec des remarques pareilles ?
Tandis que je sirotais mon verre, le regard perdu dans les glaçons (ouais bon, je romance un peu la scène, mais c'est pas de trop, crois-moi), j'entendis mon voisin s'exclamer : « Regarde Zizanie, par exemple, elle dégage une énergie érotique très puissante. »
Hein ? Quoi ? Qu'est-ce que j'ai fait encore ?

Note, lecteur, que ça fait bien deux mois que je m'habille comme un sac et que je ne me maquille presque plus. Et tu penses bien qu'avec le temps qu'il fait dans le Grand Nord Hostile, le décolleté, il était bien planqué sous trois épaisseurs. Certes, c'est mieux dit qu'un « Tu pues le sexe ! », mais ça revient au même.
Évidemment, quand l'auteur de cette charmante remarque me propose de terminer la soirée chez lui, en attendant le premier métro, je décline. D'abord parce qu'il pourrait être mon fils. Ouais non, d'accord. Mais quand même, je me sentais moyennement à ma place dans le rôle de la vieille peau expérimentée, en caraco léopard. Ensuite parce que, rappelons-le, je suis toujours dans une phase moine bouddhiste ascendant bonne sœur. Et que je n'ai aucune envie de déroger à mes résolutions pour le moment. Je me sens pas encore assez armée. J'croyais que la séduction avait quelque chose d'inné, chez moi. Mais en fait non, je m'en passe très bien.

Cela dit. Puisqu'on est entre nous. J'avoue bien volontiers que mes rêves ont particulièrement été mouvementés, les nuits qui ont suivi cette soirée. Cependant, je ne me sens aucunement frustrée. Je suis tout à fait sereine à l'idée de continuer à vivre sans toutes les sources de jouissance que j'avais jusqu'alors. Heureusement que ma libido fonctionne toujours. Mais je préfère encore me masturber que de l'assouvir avec le premier venu. Passons du coq à l'âne comme dans une partouze à la ferme, mais pour une fois, c'est pour servir mon propos. Il m'arrive toujours de tapoter ma poche de manteau à la recherche d'un paquet de clopes en sortant d'un immeuble, ou lorsque qu'on s'en grille une en face de moi. Pourtant, je ne m'y sens pas contrainte. Et tu peux pas savoir comme je me suis sentie bien dans mes pompes à l'idée de ne pas boire une goutte d'alcool de la soirée. De l'assumer ouvertement. Devant des paires d'yeux interloquées. Parce qu'il faut dire ce qui est, quand tu picoles pas, tu passes pour la rabat-joie de service. J'admets avoir hésité quelques secondes. Avoir envisagé de commander une bière pour me fondre dans le décor. Mais non. Parce que cette bière, je n'en avais pas envie. Et le fait d'être capable d'y renoncer m'a rendue fière.

Ça fait déjà quinze ans que je fais chier le monde en ne mangeant pas de viande. Tes convictions déstabilisent. Tu n'as même pas besoin de leur balancer ton laïus pro-végétarisme, ta simple présence incommode. Parce que le seul fait d'être face à quelqu'un avec des pratiques différentes oblige à remettre en question les siennes. Ben oui, mais j'y peux rien si t'avais jamais pris conscience (ou jamais voulu prendre conscience) que ton steak haché était un enjeu pour l'industrie agro-alimentaire et l'écologie, et que derrière, il y avait un animal, qui a été élevé et abattu dans des conditions effroyables. Pour l'alcool, c'est un peu pareil. C'est devenu une norme, de boire. Et moi, j'ai du mal avec les normes. Et puis, faut dire aussi que j'endosse facilement le rôle de l'anticonformiste de service. Ça me va bien de bousculer. Ce sont contre toutes ces normes que je lutte, avec mes nouvelles résolutions. Celles qui ne correspondent pas au monde dans lequel j'ai envie de vivre. A commencer par la question du genre, qui entraîne indéniablement une approche sexiste et hétéronormée des rôles de chacun. On pourrait aussi continuer avec le spécisme. Oui, parce que rappelons quand même que l'espèce est une construction sociale, légitimée par une blouse blanche. Et des tas d'autres que j'exècre. Et puis, je t'assure, aujourd'hui, tu choques nettement plus en parlant de ton abstinence sexuelle qu'en racontant tes frasques de la veille. C'est une partie des raisons pour lesquelles j'en suis arrivée à arrêter de picoler, de baiser, de fumer. J'ai besoin de me remettre en question pour me retrouver.