Chère Zizanie-de-17-ans,


On se connaît bien, toi et moi. A ton âge, je te ressemblais beaucoup. En beaucoup plus bonnasse. En beaucoup moins grosse aussi. Note, que j'évite désormais d'associer bonnasse à mince. T'as vu comme j'ai progressé. Je te parle à toi, parce que c'est encore une brève période où ça n'allait pas trop mal dans ma vie. J'étais dans le lycée le plus merveilleux du monde. J'étais amoureuse. J'avais des amis sur qui compter et le sourire. En effet, ça n'a pas duré. C'était bref et intense. Tellement que j'idéalise aujourd'hui cette période. C'est mon graal à moi. Alors que finalement, j'ai l'impression d'être un peu plus sereine que toi. Plus apaisée. Je me suis ouverte à la vie. A l'avenir. Aux autres. Un peu. J'en ai fait, du chemin. Sans doute pas celui auquel tu rêvais. C'est sûr, même. N'empêche, j'ai avancé. Je me suis souvent écrasé la gueule par terre. Je me suis fait très mal. Mais j'ai rebondi. J'ai quelques grosses cicatrices. Elles sont belles, j'en suis fière. Et si je m'adresse à toi, c'est parce que je crois que tu pourras m'entendre. Parce que vois-tu, la Zizanie qui avalait ses bonbons qui font sourire avec un grand verre de vodka, j'suis pas certaine qu'elle soit en capacité de m'écouter. La douleur, ça rend sourd. Et puis, j'ai beaucoup d'affection pour toi. T'es un peu comme l'enfant qui est en moi, mais en mieux. Non, parce que j'aime pas tellement l'enfant que j'étais. En fait, je suis pas certaine de l'avoir été vraiment un jour.

Mais je sais que toi, Zizanie-de-17-ans, tu es heureuse et insouciante. Ou presque. Que tu brûles la vie par les deux bouts, que tu n'as pas tellement envie de penser à l'avenir. Bah ouais, c'est un truc d'adulte. Et puis, t'façon, quand je serai grande, je serai une rock star, et je mourrai spectaculairement à 27 ans, pour passer définitivement au rang de légende. Bah tu vois, mes 27 ans à moi s'approchent de leur fin. Et je ne suis toujours pas morte.
Alors je t'écris cette lettre, pour te dire que si j'atteins les 28 ans, je promets à la Zizanie qui survivra de ne plus jamais envisager la mort comme une alternative. Je te jure, c'est pas n'importe quoi, comme promesse. Parce qu'il y a à peine quelques semaines, elle a encore résonné dans ma tête. Tu sais, cette petite phrase. Je veux mourir, je veux que ça finisse, je suis fatiguée de vivre et fatiguée d'être malheureuse. Tu la reconnais, cette douleur. Celle qui te met à vif de l'intérieur. Qui t'arrache les tripes. Qui te ronge les tempes. Qui t'oppresse la poitrine et aspire ton souffle. Je le sais, parce que ça fait maintenant plus de quinze ans qu'elle revient régulièrement frapper à ta porte. Comme pour te rappeler qu'elle est toujours là, qu'elle ne t'a pas oublié. Et toi, un peu par loyauté, beaucoup par habitude, tu la nourris. Tu lui fais son lit.

Quand j'ai décidé d'être heureuse, je me rendais pas compte du boulot que c'était. J'avais décidé d'être heureuse, parce que ne pas l'être devenait insoutenable. C'était une question de survie. Tu me croirais pas si je te disais que c'est bien plus facile d'être dépressive. Tu bondirais. Tu me hurlerais à la figure que je suis une conne sans empathie, qui n'a rien compris à la vie. Et puis tu partirais en claquant la porte. Tu vois comme je te connais bien. Pourtant, se laisser couler, se bercer dans les idées noires, ne demande aucun effort. On reste passif et spectateur de sa déchéance. On se regarde en train de se faire dévorer par des lions, au milieu de l'arène. Être heureux, c'est un travail de tous les jours. C'est quelque chose qu'on construit petit à petit. Qu'il est nécessaire de stabiliser avant de poser de nouvelles pierres, sous peine que tout s'effondre de nouveau. Et recommencer. Je ne te promets pas d'être heureuse tous les jours. Je ne te promets pas de ne plus jamais souffrir. Ce serait dommage. Je tiens à cette part d'humanité en moi. J'ai longtemps lutté contre. J'ai longtemps cherché à être parfaite. Je me suis souvent planquée derrière un masque neutre. Pourtant, aujourd'hui, quand des larmes ont perlé au coin de mes yeux. Devant Bianca Castafiore. Ah oui, je t'ai pas raconté, ou juste un peu, j'ai repris les cours de chant. Mais j'y reviendrai un autre jour. Ouais, parce que Bianca m'a demandé pourquoi j'avais autant grossi. Pourquoi, pourquoi. C'est encore une question à la con ça. Une question à laquelle il n'y a pas de réponse. J'ai bafouillé. J'ai tenté une explication vague. Et puis, je lui ai balancé. En fait, pour tout te dire, je suis boulimique. Elle était dans tous ses états. Mais tu ne te fais pas vomir, au moins ? Ben si. Elle a pleuré. J'ai pleuré. Elle m'a embrassé. J'étais super mal. Tu sais, parler de mon poids. De mes troubles alimentaires. C'est mon talon d'Achille. Le truc que j'ai mis une éternité à assumer. Genre la fille qui en parle au passé, alors qu'elle n'assume toujours pas grand chose. Et puis, je lui en voulais d'avoir mis les pieds dans le plat. Sauf que. Quelques heures plus tard, ces larmes. Mes larmes. Ont pris un autre sens. Zizanie, tu as le droit de souffrir. Tu as le droit de montrer tes failles. Ce sont ces failles-là qui font ta force. Parce que si tu les connais bien, tu ne soupçonnes pas le pouvoir qu'elles peuvent avoir sur les autres. Toucher les gens, ce n'est pas toujours récolter leur pitié. C'est aussi parfois. Souvent. Récolter leur tendresse, leur admiration, leur bienveillance. Et je t'assure que c'est essentiel pour être heureux. Les autres. Etre avec. Etre contre. Tout contre. Communier. Tu dois te dire, v'là qu'elle part dans des considérations spirituelles, ces dix ans lui ont bouffé pas mal de neurones. Je te parle d'échange. Réel et profond. Sur ce que vous êtes vraiment. Pas un truc en surface. Pas seulement de la facette recouverte de vernis à paillettes. Celle qu'il te plaît de montrer. Non, non, je parle des autres facettes, celles qui t'engagent réellement. Intimement.

Je ne sais pas comment terminer cette lettre. Tu vois, désormais j'essaye d'éviter les chutes. Ce n'est pas toujours en tombant qu'on apprend à marcher. Mais en essayant. Encore et encore. Et tout ce que je peux te promettre, c'est d'essayer, encore et encore. Maintenant que j'ai appris des centaines de façons de ne pas être heureuse, je suis sur la bonne voie pour apprendre à le devenir.
Alors je vais laisser le point final à un autre que moi.



Il existe un curieux paradoxe : quand je m'accepte tel que je suis, alors je peux changer. (Carl Rogers)



C'est le moment de te quitter. Prends soin de toi, et ne visite pas trop souvent tes paradis artificiels.


Je t'embrasse bien fort,

Zizanie (mais l'autre)