Il y a trois semaines, j'ai été boire un jus de tomate avec Orlok.

Orlok, c'est un mec avec qui je parle depuis un peu plus de deux mois. Jusqu'à il y a quelques heures, je ne connaissais de lui que sa facette numérique. Je ne m'étais jamais trouvée devant l'être de chair et avide de sang.

Non, j'me suis pas mise aux sites de rencontre. C'est vraiment pas un outil pour moi. Je ne veux même pas en entendre parler. En fait, Orlok est l'administrateur d'un groupe Facebeurk dans lequel j'avais demandé à entrer. Ne sachant pas qui j'étais, il m'a envoyé un message pour s'assurer de mes intentions. S'en est suivi un échange complètement surréaliste. Qui s'allongeait de jour en jour. Aucun de nous n'avait envie de couper court à la conversation. De longs mails, à peu près toutes les nuits. Je n'ai aucun sens de la mesure.
Et puis, ce week-end, je lui ai écrit quelque chose du genre. Je suis bien curieuse de savoir si tu aurais autant de cran à me provoquer en me regardant dans les yeux.
Ce à quoi il à répondu.

« C'est un défi ? Ton jour sera le mien. »
Mardi ?
« Mardi ! Quelle heure ? »
Je t'aurais bien proposé deux heures du matin, puisque c'est toujours l'heure à laquelle je te réponds, habituellement. Mais il n'y a plus de métro. Alors soyons plus conventionnels, pour une fois. Un cinq à sept ?
« J'accepte le cinq à sept, à la condition que l'on se retrouve dans un motel glauque pour couples illégitimes. »
J'accepte le motel glauque, à condition qu'on se rencontre dans le noir.
« Je ne pourrai pas te regarder dans les yeux, mais je valide la condition. »

Précisions utiles. Il a une copine. Et je n'ai jamais envisagé quoique ce soit de plus qu'un échange amical mâtiné de séduction ordinaire. Comme dans la plupart de mes échanges amicaux, à vrai dire. Je m'en tenais à nos joutes verbales, sans idée derrière la tête, sans projection aucune. Il m'était agréable. Il réveillait mon goût du jeu. Point.
Tout ça pour dire que je n'y allais pas du tout avec l'idée de le pécho, hein. C'était pas l'état d'esprit. D'ailleurs, il n'y avait jamais eu de sexualisation explicite. De la sexualisation subtile, un peu, je l'admets. Sans quoi, je ne lui aurais pas proposé un cinq à sept. Mais voilà quoi, j'me suis pas préparée comme pour un rencard. J'ai mis mon uniforme de tous les jours ; je n'ai pas cherché à mettre mes atouts en valeur. Dois-je rappeler qu'il a une copine ? Ah oui, j'ai un mec, aussi.
Ce n'est pas que de la mauvaise foi, promis.

Evidemment, l'idée de me retrouver dans un motel glauque avec un mec que je ne connaissais pas le moins du monde, sans pouvoir le voir, et réciproquement, me ravissait totalement. Evidemment, j'ai envoyé toutes les informations en ma possession à Schtroumpf grognon, avant d'y aller. Evidemment, il m'a traitée de folle. Et m'a menacé de débarquer avec le GIGN, si je ne le rassurais pas dans la demi-heure. Evidemment, j'ai du me planquer sous les couvertures pour lui confirmer que tout était sous contrôle, histoire que la lumière de l'écran de mon téléphone ne gâche pas tout l'intérêt de l'expérience.
Nous avions convenu qu'il arriverait avant, pour tout calfeutrer. Et que l'on fermerait les yeux au moment où je passerai la porte. On a bien envisagé de mettre un masque, mais ce n'était pas nécessaire, on est bien trop joueurs pour avoir envie de fausser le jeu dès le départ.

L'expérience. L'adrénaline. Les sensations fortes. L'inconnu. Le risque. Le jeu. Tout ce que j'aime. Tout ce qui me fait me sentir vivante. Je savais, en y allant que je jouais avec le feu. A tout point de vue. Et c'était exactement ce que je recherchais. Me sentir vivante. Percer ma bulle de flottement.

C'était incroyable. N'avoir que nos mains et nos mots, pour entrer en contact. C'est destabilisant de ne pouvoir se fier qu'à trois des cinq sens. Ou quatre des six. C'est là où tu te rends compte que le regard, le langage corporel, ça fait quasiment tout le travail de communication. Et puis, toucher un inconnu, c'est particulier. Je ne suis tactile qu'avec les gens qui me sont proches. Je suis même quelqu'un d'extrêmement tactile avec les personnes qui me sont le plus proche. Je les palpe, je leur tournicote les cheveux, je me fourre tout le temps dans leurs bras. Mais avec les inconnus. Ou la plupart des gens, amis, connaissances avec qui je n'ai pas créé d'intimité physique. Je ne le suis pas du tout. J'entre en contact avec leur peau au moment de leur dire bonjour et ça s'arrête là, je reprends tout aussi vite mes distances.
Instinctivement, j'ai cherché à le sentir. J'ai toujours eu besoin de renifler les gens. La plupart du temps, je le fais discrètement. Parfois, c'est beaucoup plus flagrant. Il s'est marré. Il m'a imitée. J'ai senti la situation basculer. Ce moment où tu sais que tu as un choix à faire. Ce moment où tu entends ta petite voix intérieure. Si tu continues, tu finis toute nue. La p'tite voix a le sens de la rime. La p'tite voix est poète.
Je me suis éloignée de lui, prétextant d'aller nous servir à boire. Remplir des verres en plastique de jus de tomate dans le noir, c'est cocasse. Surtout quand tu te mets à hurler à la mort. Les coins de table, ça se met toujours en travers du chemin.
Et puis, j'ai choisi de calmer le jeu.

Ça fait longtemps que tu es avec ta copine ?
Il semble surpris.
« Un an et demi. »
Vous vivez ensemble ?
« Elle aimerait bien. »
Et toi ?
« Je demande un devis d'abord, je ne veux pas de surprise en recevant la facture de la consultation, Docteur Love. »
Je note que tu esquives. Aussi, je n'insisterai pas.
« Et toi ? » 
Quoi moi ?
« Ton copain. »
Je prends un ton malicieux.
Quoi mon copain ?
« Tu esquives ? Vous êtes ensemble depuis combien de temps ? »
En cumulé ou sur la durée totale ?
« Parce qu'il y a une différence entre les deux ? Sur la durée totale, alors. »
Pour faire court et satisfaire ta curiosité, on s'est connu quand j'avais l'âge d'aller au collège.
« Putain ! »
Pour les détails, j'attends d'abord ton devis.
Silence.
Silence.
Silence.
On peut essayer la télépathie, le morse ou la langue des signes, si tu préfères.
« La langue des signes, ça ne marche pas, on est dans le noir. »
T'as pas lu l'histoire d'Helen Keller ?

Fluff. Il m'a proposé de vérifier que c'était possible. Voilà. On était de nouveau sur un terrain glissant. Et j'essayais tant bien que mal de m'accrocher aux branches. Alors qu'on en profitait joyeusement pour se tripoter, l'air de rien.
Et puis.

« Tu ne veux pas qu'on allume la lumière ? »
Tu capitules déjà ?
« Non ! On peut se mettre d'accord que ce qui est dit dans le noir reste dans le noir ? »
Et ce qui est fait dans le noir ?
« Tu veux dire si jamais ma langue s'introduisait malencontreusement dans ta bouche ? »
Par exemple, oui.
« Ce qui est fait dans le noir reste dans le noir. »
De toute façon, il y a de grandes chance pour que tu loupes ta cible, sans repères.
« C'est un défi ? »
Tu as visiblement envie de le prendre comme un défi, je ne voudrais pas te décevoir.

J'vais pas me mentir, j'ai fait en sorte de le charmer. Je fais tout le temps ça. Je suis une sorcière. Je transforme n'importe quelle situation en moment magique. Unique. Délirant. En moment hors du temps. De l'unique qui se répète. De l'unique industriel. J'suis accro à la magie. J'suis accro au romanesque. C'est ma came.

Les jeux dangereux, c'est comme les crises de boulimie. Sur le moment, tu te sens bien. Remplie. Mais dès que tu t'arrêtes. Dès que ton cerveau se remet en marche. Tu te dégoûtes. Et tu culpabilises.
Oh tiens, comme c'est bizarre. Que ça coïncide avec ta première crise de boulimie depuis des mois et des mois. Juste pour te faire du mal. Juste pour te punir de la colère que tu ressens contre toi.

Je me fais mal pour ressentir quelque chose. Parce que. Depuis des mois. Je me sens éteinte. Vide. Je n'ai pas besoin de passion, non. J'ai besoin de magie. Et en dehors de mes bouquins, il n'y a rien qui rende magique ma vie. Même pas moi. Je ne trouve aucun intérêt à faire de la magie toute seule, dans mon coin. J'ai besoin d'un public. Comme lorsque je suis sur scène. J'ai besoin qu'on me regarde. J'ai besoin qu'on m'admire. Aime-moi.

Le monastère, c'te grosse blague. Ce que m'a répondu mon wingman préféré.
Alors que c'est bien la preuve que le monastère est la meilleure chose à faire. Je fais n'importe quoi. Je sais bien que je me suis cherché des excuses. Que j'ai fait semblant d'avoir un peu d'éthique. Un peu d'amour-propre. Sauf que. Tout ce que je cherchais, c'était son attention.
Faut dire ce qui est. J'avais surtout besoin de réassurer mon ego. Aime-moi. C'est nul, je sais. J'en dissèque aujourd'hui presque tous les mécanismes. Mais le changement n'est pas encore là. Disons qu'il est en route. Je tourne, je tourne. Dans ma boucle. Je rechute. La rechute fait partie du processus de changement. Le modèle transthéorique du changement appliqué à. Ma dépendance au regard de l'autre. A son amour. A son attention. A sa validation. A ses yeux qui pétillent et qui m'assurent ainsi de ne jamais me rejeter. Jusqu'à ce qu'il le fasse. Ma dépendance aux sensations fortes. Qui me prouvent que je suis toujours en vie.

Note (parce que je me fiche d'être jugée, mais autant que ce soit fait avec justesse) : Rien qui ne puisse me mettre en porte-à-faux vis-à-vis de Tarabas. Cette expérience entre dans notre contrat de confiance. La fidélité, l'électroménager, c'est toujours du pareil au même. Et rien ne change, on pourrait presque croire qu'il y a de l'éternel, et pas de place, en conséquence, pour de nouvelles manières d'exister. N'espère pas. Bien à toi, ton ami François.