Le père de mon ex-meilleur pote est mort. Ex-meilleur pote nommé autrefois Coloc'. Et peu importe son comportement et ses mots. Toutes ces choses odieuses qu'il a pu dire ou faire. J'aimerais beaucoup lui apporter mon soutien dans cette épreuve. Mais je sais que ce n'est plus ma place. Et à part répondre quelques mots sincères à son SMS, je ne sais pas vraiment ce que je pourrais faire d'autre. J'ai l'impression de ne plus savoir qui il est. En quelques mois, j'ai découvert tout un pan de sa personnalité que je n'avais jamais aperçu en douze ans de relation gémellaire. Extrêmement fusionnelle. Pour dire, on avait même notre propre langage, compris de nous seuls. Et parfois, je me surprends encore à utiliser nos mots. Notre intonation. Et à m'en vouloir de le faire. Parce que ça me rend triste qu'il n'y ait plus personne dans ma vie qui comprenne ce langage. Que je suis désormais la seule à savoir parler. Ce qui est complètement inutile. Parce que le langage, c'est fait pour communiquer avec les autres. J'ai appris une langue morte, que j'peux même pas mettre sur mon CV. C'est con.

C'était une relation qui avait créé beaucoup de jalousie de la part de mes amoureuxses. La grande majorité des crises de Stark visaient cette amitié. Mais jamais. Jamais, jamais, jamais. Je n'aurais mis mon ami de côté pour vivre une quelconque histoire sentimentale. Il était là en premier dans ma vie, et si j'avais eu un choix à faire, c'est certainement pas lui qui aurait sauté. Et puis, lui, il a fait tout le contraire. Et il s'en est justifié de la pire manière qui soit. Et j'croyais pas ça possible. J'veux dire, je m'y attendais vraiment pas. J'suis tombée de très haut. D'un échafaudage. Qui m'est tombé sur la gueule ensuite. Sans compter que la justification, c'est toujours ce qu'il y a de pire. De plus blessant. De plus maladroit. De plus irrespectueux. De plus méprisant.

Voilà. Il y a quelque chose de brisé à tout jamais, dans notre relation. J'veux dire, c'est très compliqué de recoller les miettes d'un vase qui a subi une telle chute. Des fissures, il y en a eu, en douze ans. Des fractures aussi. Mais on a réparé. Là, ce serait plus possible, de réparer quoique ce soit. Parce que je serais incapable de lui accorder une once de confiance. Et parce que, tout simplement, je ne sais plus qui il est.

N'empêche, les sentiments et les souvenirs, ça ne s'efface pas. Ça s'enfouit. On met un mouchoir dessus, pour pas les voir. Ou parfois, le mouchoir se déploie tout seul, sans qu'on ne demande rien. Mais ils ne disparaissent pas. Et là, savoir qu'il a perdu l'une des personnes les plus importantes de sa vie. Son papa. Que je connaissais bien. Qui était un personnage à lui tout seul. Et qui me faisait beaucoup rire malgré lui. Et j'imagine très bien ce qu'il peut ressentir aujourd'hui. Pas son père. Lui, il ne ressent plus rien, désormais. J'imagine très bien la tristesse et la douleur qu'il peut vivre. Sans pouvoir l'exprimer. Parce qu'il est comme ça, il n'exprime jamais ce genre de choses. A vrai dire, si j'ai l'impression de ne pas savoir qui il est, je sais que ses proches le connaissent encore moins que moi. C'est un mec qui garde tout pour lui. Et c'est aussi ce qui a posé problème dans notre relation. Mais peu importe, je me sens impuissante. Parce que j'peux rien faire pour apaiser un peu sa peine. Et parce que je sais qu'il n'y aura personne qui ne pourra le faire. Sa meuf, peut-être. J'espère sincèrement qu'elle sera à la hauteur. Parce que si elle m'a éloignée de lui alors qu'elle n'est pas capable de le rendre heureux toute seule, qu'elle n'est pas capable d'être là pour lui quand il en a besoin et de trouver les mots pour le consoler, je lui casserais bien cordialement la gueule.

Je lui ai juste dit qu'il pouvait compter sur moi. Il ne le fera pas. Mais j'avais besoin de lui dire que. Je n'arrête jamais d'aimer quelqu'un que j'ai vraiment aimé. J'te parle pas de relations sentimentales, là. J'te parle d'amour inconditionnel. Je ne donne pas le mien facilement. Il a broyé notre relation, pas mes sentiments pour lui.
Je ne lui ferai plus jamais confiance, je lui en veux encore beaucoup. Vraiment beaucoup. Je lui en veux de tout mon soûl. Plus rien ne sera comme avant. Je ne veux plus de lui dans ma vie. Je ne veux plus lui offrir mes illusions à piétiner.
Sauf que voilà. J'arrive pas à être insensible à sa douleur. Et puis. A vrai dire. Si je lui en veux tellement, c'est bien parce que je n'y suis pas insensible. Je le hais autant que je l'aime.