Aux yeux des autres, je suis la meuf la plus indépendante du monde. Rien n'est moins vrai. Je ne sais pas avancer toute seule. Je ne sais pas être mon propre parent. Tout au long de ma vie, il y a toujours eu des gens pour me soutenir, pour faire les choses avec moi, pour m'accompagner. Et aujourd'hui que j'ai perdu l'une de ces personnes, je me rends compte à quel point elle prenait une place dingue dans ma vie. Tout le monde a toujours cru qu'il était dépendant de moi. Résultat, il avance dans sa vie. Tout seul, sans moi. Il construit sa vie, pour de vrai. Il me dit qu'il est épanoui. Qu'il espère qu'il en est de même pour moi. Tu parles. Ça fait bien trop longtemps que je stagne. Si j'avance moins vite, je recule. Et je me rends compte que c'est moi qui étais la plus dépendante de nous deux. D'abord parce que j'ai toujours autant de mal à me remettre de cette rupture brutale. Parce qu'elle a formé un trou noir dans ma galaxie. Et parce que je comptais sur lui plus que je ne le pensais. Pour le soutien. Pour la tendresse. Pour les voyages. Pour ses messages à toute heure du jour ou de la nuit. Ses milliers de messages. Millions. Pour venir me chercher en pleine nuit. Pour m'emmener faire des courses en voiture. Pour m'accompagner acheter de quoi me bidouiller un déguisement. Pour ouvrir au livreur. Pour aller chercher mes colis à la poste. Pour les pannes informatiques. Quand ma bécane s'est fracassée sur le sol. Quand mon téléphone ne voulait plus se rallumer. Quand il fallait choisir une nouvelle bécane. Quand il fallait remettre la couette dans sa housse propre. Quand j'avais envie de partir en road trip. Quand je me sentais seule. Quand j'avais besoin d'un câlin. Quand j'avais besoin d'un doudou. Quand j'avais besoin d'une présence.

Lui, il a trouvé quelqu'un pour partager tout ça. Il vont avoir un gosse. Enfin, ce que j'en pense. Peu importe ce que j'en pense. Il a déménagé. Il est devenu quelqu'un d'autre. Et je ne comprends toujours pas ce qu'il s'est passé.
Il y a un an, on rentrait de Londres. Je commençais à bosser. Et je ne me doutais pas une seconde de ce qu'il allait arriver. Je ne doutais pas une seconde qu'un jour, il pourrait ne plus être là pour moi. Qu'un jour, tout changerait. Qu'il n'y aurait personne à qui je pourrais parler avec ma p'tite voix d'enfant.  Qu'il n'y aurait plus personne pour m'accompagner visiter tous les endroits que je veux. Qu'il n'y aurait plus personne sur qui je pourrais compter au moindre problème. Qu'il ne serait pas à mes côtés le jour où je déciderai de monter entièrement une bécane toute seule. Qu'il ne serait pas à mes côtés le jour où je déciderai de passer mon permis. On avait dit que tu me laisserais conduire ta bagnole. J'aurais pas eu autant la frousse, si tu avais été été là.

La vérité, c'est que quand t'étais auprès de moi, je ne faisais rien. Parce que je préférais que tu fasses les choses à ma place. Aujourd'hui, il n'y a plus personne pour demander à renseignement à ma place. J'suis obligée de le faire moi-même. Aujourd'hui, il n'y a plus personne pour rêver avec moi d'un road trip en camion aménagé. J'suis obligée de rêver toute seule. Et d'envisager enfin de passer mon permis. Toute seule, dans mon coin. Sans mettre personne au courant. Et puis, tu vois. J'm'en rendais pas vraiment compte, il y a un an. Mais ces copines, avec qui je suis partie en voyage. Deux fois déjà. Avec qui, j'ai déjà programmé notre prochaine destination. Ou presque. Je me rendais pas compte à quel point elles seraient importantes, dans ma vie. Parce que je ne me doutais pas une seconde qu'il n'y aurait plus qu'elles avec qui je partirais. 

Oh, y'a bien Tarabas qui m'a proposé de partir quelques jours. Mais pour tout te dire, je n'ai pas envie. Tu veux que je te dise la vérité ? Vérité que je m'avoue à peine. Si je m'accroche à Tarabas, c'est parce que tu n'es plus dans ma vie. C'est parce que s'il n'y avait pas Tarabas, je serais toute seule, pour de bon. Tu veux que je te dise toute la vérité ? Je m'emmerde, avec Tarabas. La mer d'huile, ça m'emmerde. Moi, j'aime les tempêtes et les vagues qui se cassent sur les falaises. Et si, depuis des mois, je fais tout pour le pousser à bout. Je fais tout pour qu'il me quitte. C'est parce que ça ne me convient pas. Les relations calmes et sereines. Je m'emmerde tellement. Putain, j'en reviens pas, de dire ça. J'te jure, je vivais en pleine illusion. Comme d'hab', je me noyais dans mon bovarysme chronique. J'te jure, j'croyais vraiment que j'étais heureuse, avec lui. Enfin. J'croyais vraiment que ça me convenait. Ces sept derniers mois sur une plage de sable fin, à regarder nos pieds à travers une eau translucide et calme. Sauf que non. Ce n'est pas une vie pour moi. J'suis une pirate, ma place est au milieu de l'océan. A affronter les tempêtes, les krakens, les sirènes et autres corsaires. J'ai besoin de ne pas savoir ce qui va m'arriver demain. C'est pour ça que ma vie est aussi chaotique. C'est pour ça que je suis incapable d'emprunter un seul et unique chemin. C'est pour ça que je n'arrive pas à choisir. J'veux pas savoir ce qu'il va m'arriver demain. J'veux continuer à avoir peur. A être surprise. A être déçue. A pleurer. A rire. A me prendre la tête. A donner rendez-vous à des inconnus dans des chambres d'hôtel glauques. A flirter. A me faire larguer. A partir au petit matin pour échapper à la gêne du réveil. A ne pas être sûre que l'autre me veut. A ne pas être sûre que l'autre est dingue de moi.

Tarabas ne peut plus incarner l'imprévisible. J'ai besoin d'imprévisible pour me sentir vivante. Je ne peux plus me sentir vivante auprès de Tarabas.

Putain.

A qui je m'accroche, s'il n'y a plus Tarabas ? Si je ne m'accroche plus, je tombe ? J'ai trop la frousse de me casser la gueule. Et qu'il n'y ait plus personne pour ramasser les morceaux.