« Alors, finalement, tu ne boudes plus ? »

Belane m’a invitée à dîner, il y a une dizaine de jours. Je n’ai pas répondu à son mail. Et j’ai choisi l’esquive. Ne pas lui parler, ne pas le regarder, ne pas sourire, ne pas le croiser.
Il a cessé de me relancer. Je lui ai envoyé un message, hier. C’est pas tant que j’avais envie de prendre de ses nouvelles. Plutôt que je ne voulais pas griller mes chances d’embrasser le cursus dans lequel il est reconnu. C’est ce qu’il m’a répondu. Avant de me proposer un nouveau tête-à-tête.

Je suis très douée pour feindre l’idiote. Il était en colère, déçu de mon manque de réaction. J’ai joué la surprise. Je ne comprends pas. Il ne faut pas se formaliser, avec moi. Tu te fâches vite, quand même. Tout ça. On va boire un verre. Il me fait sentir son énervement. Il attrape mes mains. C’était furtif. Mais mec, tu crois que je ne te vois pas venir ? Tu avances tes pions chaque fois un peu plus. Il ne se débine pas, le mec. Il y va franchement. Pour peu que je ne l’arrête pas, il tente. Et il a bien raison. Le truc, c’est qu’il ne sait pas que le jeu est pipé. Forcément, t’es un fonceur, je suis une stratège. J’aurai toujours un coup d’avance sur toi. Voilà qu’il dégaine son téléphone et fait défiler sur l’écran. De la peinture classique. Des portraits de femmes. Il insiste sur les traits du visage. La mise en beauté. L’attitude. T’es sérieux, mec ? Tu me prends pour un lapin de six semaines ? Je sais que j’ai une beauté classique. T’es pas le premier à l'avoir remarqué. Je sais que c’est ma trombine, ou presque, qui est peinte sur ces tableaux. Ah tiens, tu soulignes que celle-ci a mon âge. Et celle-là une chevelure similaire à la mienne.

J’ai décidé de la jouer autrement. Tu vois, le truc, c’est que je trompe sur la marchandise. Parce que donne une impression très partielle de ma personnalité. Parce que sous la vénuso-lunaire douce, lascive, rêveuse, à la bouche mal close et au sourire espiègle. La chanteuse lyrique. Se cache mon Verseau plutonisé. La joueuse, rebelle, légère. Prête à tout pour gagner la partie. Pour qui rien n’est grave. Qui refuse de se poser. Qui refuse d’être sérieuse. Qui braille du punk-rock à six heures du matin. Qui te fait du chantage pour payer à ta place. Parce qu'elle vomit la galanterie. Et qui attaque dangereusement pour sonder son interlocuteur. Piquer pour savoir ce qu’il a dans le ventre. J’ai quand même réussi à lui glisser qu’il troquerait bientôt son vélo contre un déambulateur. Schtroumpf grognon, tout bisounours Cancer qu’il est, a hurlé : « Tu ne lui as quand même pas dit ça ? » Ben quoi ? C’est pas de ma faute s’il drague une meuf qui a l’âge de ses enfants. Il faut bien qu’il en ait conscience. Et qu’il ait conscience que j’en ai conscience, moi aussi. Je n’ai pas besoin d’un père.

Pour la science, j’ai relevé deux phrases. En essence, il m’a balancé :
« J’ai besoin de construire. Avoir une vie pérenne. »
Bon, ça, ce n’est pas très étonnant pour un Taureau.
Et.
« J’aime lutter. C’est ce qui donne du sens à ma vie. »
Là, clairement, une enseigne clignotante est apparue au-dessus de sa tête. Martien. Martien. Martien. Alors maintenant, j’en suis certaine. Si l’ascendant n’est pas en Scorpion, il est en Bélier. C’est une évidence.

Le mec n’est clairement pas un gros rigolo. Déjà, c’est un intello. Il n’a pas l’air de se bidonner très souvent. Et puis, c’est un primaire qui s’emballe facilement. Qui agit sans réfléchir. Concrètement, si son Mars en Cancer est attiré par la lymphatique, lente et molle, qui est en moi. Il emmerde profondément l’aspect sanguin de ma personnalité. Ouais. J’suis une sanguino-lymphatique, si tu veux tout savoir. Ou une lymphatico-sanguine. Une humide, quoi. Comme tu préfères. T’façon, les deux n’aiment rien de plus dans la vie que bouffer et dormir. Mais à choisir, la première option me parait un poil plus valorisante. Plus joviale et dynamique, disons. 
Il me court après. Il ne me fait pas rire. Il ne joue pas. Il ne me fait pas rêver. Il démarre au quart de tour. Un bilieux susceptible qui nourrit sa rancune. Et qui pourrait te foutre une tarte si tu n’étais pas dans un lieu public. Non mais mec, moi j’ai besoin de faire tourner les serviettes, tu vois. J’ai besoin de me marrer grave. Trois heures avant de te voir, j’étais en train de headbanguer sur du Shakira, en peignoir, pour faire sécher mes cheveux. Ay te aviso y te anuncio que hoy renuncio… Mon frangin a grogné : « T’es vraiment pas nette ! » 
Et accessoirement, j’ai besoin que tout ne me tombe pas tout cuit dans le bec. J’suis peut-être perchée et dans mon monde. Concentrée sur mon travail. Quand il m’intéresse. Peut-être que j’ai l’air taillé dans un paquet de ouate. Mais en vrai, il n’y a que la méchante sorcière qui me sorte de ma torpeur. La joueuse manipulatrice. Je suis heureuse quand je laisse mon Verseau-Pluton s’exprimer. Là, je respire la joie de vivre. En témoigne le franc sourire épinglé sur le visage depuis que je l’ai quitté. Qui ne m'empêche pourtant pas de ressentir un profond vide, au fond de mes entrailles. La p'tite voix est alertée. Chaton me manque. Violemment. C'est dit.

Conclusion : Je pense être parvenue à lui montrer exactement la facette qu’il pourrait détester. Pour qu'il me foute la paix. J’aime tellement décevoir les gens, dans ces circonstances. Ça me procure une réelle joie et une satisfaction du travail bien fait.