Mi-mars.

En ce moment, je suis un peu complètement dans une logique de fuite. De ma Natale Capitale. Et de moi-même. Ces deux derniers mois, j'crois que je n'ai pas réussi à défaire complètement mon sac à dos une seule fois. Il traîne, en bonne place, au milieu de ma chambre, entre deux lessives.
Sauf que. Cette fois. J'avais envie de me lancer un défi. J'ai toujours détesté voyager seule. Parce que j'ai besoin de partager, d'échanger sur ce que je vis, je vois, je ressens pour que j'y trouve du sens. Et parce que je suis une froussarde, j'aime autant pouvoir compter sur quelqu'un en cas de grosse tuile. Partir seule m'a toujours trotté dans un coin de la tête, mais je n'envisageais pas de le faire. Alors j'ai revu mes ambitions à la baisse. Pas la peine de mettre la barre très haut pour sortir de sa zone de confort, on peut aussi y aller par étapes. Alors, tu vas sûrement trouver que ce n'est franchement pas le challenge du siècle, de passer quelques jours à arpenter seule une grande ville, en France. C'est clairement pas l'aventure, on est d'accord. Pour moi, ça me sortait déjà beaucoup de mes habitudes. Et puis, autre objectif de taille, que je me suis lancé : je n'ai rien anticipé, programmé, organisé. J'suis le genre de control freak qui se fait des fiches avant de partir en vacances, tu vois. Bon, j'ai pris un plan. Parce que même à Paris, en y étant née, j'me balade avec un plan. J'ai un sens de l'orientation proche du néant. Et même si mon intuition fonctionne pas mal, ça me rassure de ne pas devoir compter dessus. Mais avec la ferme intention de me laisser me perdre dans la ville. Le mot d'ordre de ce voyage, c'était de ne rien prévoir.
Alors voilà. Il y avait cette expo sur mon réalisateur préféré de l'univers et pour l'éternité (au moins). Le réalisateur dont tu reconnais la patte dès les premières secondes de ses films. Le réalisateur le plus obsédé par la symétrie que je connaisse. Et la symétrie, ça satisfait mon désir de perfection. Le réalisateur qui vit chez les bisounours, dans un monde coloré et hors du temps, à la lumière si particulière. Si tu connais, tu as forcément reconnu. Je ne pouvais décemment pas rater une expo sur Wes Anderson si proche de chez moi. Ouais, parce que Lyon, c'est très proche. Et pourtant, je n'y avais mis les pieds que pour la traverser et prendre un car rempli de pré-ados déchaînés. Dont j'étais responsable pour plusieurs longues semaines. C'est fou, de passer les frontières aussi souvent sans jamais prendre le temps de parcourir son propre pays.

Le plaisir masochiste. De monter, seule, sous la pluie, et déjà épuisée par une nuit blanche, un escalier interminable. Des marches et des marches. Et des marches. Pour aller me perdre dans les rues de la Croix-Rousse. Trabouler dans la cour des Voraces. Trempée jusqu'aux os. Au bout de ma vie. Et avec le sourire aux lèvres. Bon, j't'avoue, je n'ai pas eu la foi de continuer jusqu'au Gros Caillou à pied, j'ai préféré redescendre tranquillement.

Et j'ai reçu un message de Rahan. Qui prenait de mes nouvelles. Et qui, lorsqu'il a appris où j'étais, m'a répondu qu'il passait ses semaines à une heure et demie de là. Et que c'était l'occasion de se voir. Euh. Mec, tu vas pas faire toute cette route juste pour boire un verre avec moi ? Même si on dîne ensemble, c'est pas non plus la porte à côté. J'ai choisi de laisser les étoiles guider mon voyage. Et j'ai décroché.

« Je t'appellerai quand j'arriverai, et on se retrouvera quelque part. »
On peut se retrouver dans mon chez-moi provisoire. Je commence par t'offrir un dernier verre, et ensuite on sort.
« Tu vois comme tu es ? Moi, je te proposais juste de dîner en tout bien tout honneur. »
Mais je te propose un premier dernier verre en tout bien tout honneur ! Tu me prêtes des intentions que je n'ai pas.
« Moui, prenons ce premier dernier verre. Qu'est-ce que je rapporte à boire ? »
Rien qui ne puisse t'empêcher de repartir en voiture, ce soir.

Je suis toujours ambivalente avec Rahan. Par choix. Finalement, on n'a pas bougé du canapé. Parce que j'étais beaucoup trop fatiguée pour initier une sortie. Et parce que lui préférait manifestement l'intimité d'un appartement pour faciliter ses approches. J'ai soufflé le chaud et le froid toute la soirée. Ma méchante sorcière vengeresse est toujours très décidée à lui faire comprendre la signification du mot « allumeuse ». Je l'ai effleuré,  taquiné, observé, esquivé. Il a essayé de m'embrasser quatre ou cinq fois. En vain. On a fait une bataille d'oreillers, de plaids, de torchons, de manteaux. De tout ce qui nous tombait sous la main. Un sport de contact, assurément. Qui nous a conduit sur mon lit. On s'est affalés. On s'est papouillés. J'ai griffé, frappé, mordu ses mains baladeuses. Tout en laissant courir les miennes. On a discuté. On s'est endormis. Il est reparti vers huit heures du mat', en catastrophe. J'ai repris le cours de mon introspection extérieure.

Et puis. Wes Anderson. C'était court. Il n'y avait pas grand chose. Mais c'était chouette. Vraiment.

Sur un coup de tête, j'ai pris la ficelle pour me faire le coucher de soleil depuis la basilique de Fourvière. Il devait être six heures trente. Quelques minutes plus tard, je vivais le moment le plus magique de mon périple. La basilique, je l'avais visitée le matin même. Et, bien qu'elle soit impressionnante et majestueuse, j'avais très nettement préféré la cathédrale Saint-Jean. La lumière qui émanait des vitraux. L'horloge astronomique, aussi. Mais les vitraux, surtout. Le premier truc dans lequel je suis entrée, à Lyon. Dix-huit heures trente-neuf. Le ciel est splendide. L'horizon rose, la lumière rasante. C'est incroyablement beau. Si beau que je suis restée une heure à observer la nuit prendre sa place, happée par les lumières de la ville. Immobile. Et frigorifiée. Qui a parlé de masochisme ? C'est là où je me suis dit, pour la première fois, que j'adorais voyager seule. Que c'était incroyablement satisfaisant. Parce que personne de sensé n'aurait accepté de rester dans le froid aussi longtemps juste pour profiter du paysage.

Et puis. Je me suis perdue dans le Vieux-Lyon. De nuit, c'est vraiment très différent. Pour me retrouver à observer la grande ourse. Et le petit lion. Plantée au milieu du pont en face du palais de justice. J'sais pas combien de temps je suis restée là. Longtemps. J'trouvais ça fou qu'en pleine ville la pollution lumineuse ne m'empêche pas de voir distinctement autant d'étoiles d'un coup. Et là. Toute seule. Sur mon pont. J'étais la plus heureuse du monde.
J'ai traversé Lyon. Et je me suis couchée en priant très fort pour que ça ne s'arrête pas.

Heureusement, le lendemain, la magie a réopéré. En prenant mon petit-déj', j'ai décidé d'aller me balader au parc de la Tête d'or. Et, pendant plus d'une demi-heure, j'ai joué à Alice aux pays des merveilles. En suivant un écureuil. Les écouteurs vissés dans les oreilles. Lola Lafon. Que je découvrais, et qui est désormais définitivement associée à ce voyage. Le temps s'est arrêté. Et l'écureuil, toujours en retard, m'a emmenée, le long du lac, voir le hérisson dormant. Le hérisson dormant dormait si bien que je n'ai pas voulu troubler son sommeil. J'ai continué à suivre l'écureuil. Il courait dans tous les sens. Il partait, revenait, me fixait, repartait, revenait. Il a fini par s'approcher de moi, assez près, sans crainte. On s'est dit plein de choses. Il m'a invitée à casser la noisette et m'a raconté sa vie d'écureuil. Et, tu vois, ça non plus, je n'aurais jamais pu le vivre si j'avais été accompagnée.

J'ai poursuivi ma route. Et je me suis fait mon premier restau en solitaire. En tête-à-tête avec une figurine de Rey Mysterio. C'était la dernière place qu'il restait. J'te jure, si ça c'est pas de la synchronicité. J'suis une groupie de Rey-Rey. Combien de chances y avait-il pour qu'un restau végane ouvert depuis trois mois à Lyon ait décoré son mur d'une figurine de mon catcheur préféré, et que je me retrouve à manger juste en face, assez près pour que je la voie ? Purée, c'était bon. Copieux. Abordable. Et bon. Leur carrot cake aux noix de pécan était orgasmique. Et les filles adorables. Je trouve ça toujours aussi bizarre d'aller seule au restau. Déjà que manger devant des gens, c'est loin d'être une évidence, pour moi. J'aime pas trop ça. Mon rapport à la nourriture est sacrément biaisé par mon passé, et même si ma boulimie va mieux. Beaucoup mieux. Il demeure quelques réflexes. Quelques habitudes. Quelques craintes. En tout cas, même si ça ne devait pas se reproduire, j'ai apprécié de savourer mon carrot cake devant Rey-Rey. Booyaka, booyaka.

Je te parlerai une autre fois du retour. De ces cinq heures de covoiturage. De cette chouette rencontre. Qui a clos la réussite de mon défi d'une bien jolie façon. La magie se cache dans les détails.