Ce n'est pas si fréquent. De rencontrer quelqu'un avec qui tu as d'emblée des milliers de choses à se dire. Chez qui tu ressens un enthousiasme certain à échanger avec toi. Ce genre de personne avec laquelle tu perçois, dès les premières secondes, une sorte de reconnaissance mutuelle. Plus grand chose n'existe autour. La dernière fois que ça me l'a fait, c'était avec Stark. Cette fois, la situation est différente. Pas de jeu, pas de calcul, pas de séduction. Appelons-le Troubadour.

Troubadour, je l'ai rencontré dans une voiture. Il était à l'arrière, avec un autre passager. Je suis montée à l'avant. J'ai dit bonjour, on a fait les présentations. Un covoiturage classique. Et puis, à peine le contact mis, et j'me souviens pas exactement comment. Ah si, peut-être à cause ou grâce à Airbnb. Enfin, c'est un peu sans intérêt. Troubadour et moi, on a commencé à parler. Ça ne s'est plus arrêté. Jusqu'à la fin du trajet, cinq heures plus tard. Bon, évidemment, on a tenté d'inclure la conductrice et le passager. On a un minimum de savoir-vivre, tu vois. Et puis, c'est un peu difficile de se sentir seuls au monde, lorsqu'on est enfermés dans un si petit espace avec d'autres individus. Mais personne n'était dupe. Lorsqu'on s'est arrêtés, à une station-service, le passager m'a proposé d'échanger nos places, pour que je me retrouve à côté de Troubadour. On a parlé d'absolument tous les sujets à éviter, avec des inconnus. Je l'avais déjà fait, auparavant, d'orienter la conversation pour tester mon interlocuteur. Là, ça s'est fait naturellement. Aucune intention de mettre à l'épreuve qui que ce soit. On s'est mis à parler politique. Juste parce que ça peut être un thème vraiment pertinent. Et, bien qu'il se revendique bayrouiste, ce qui ne me fait pas plus rire qu'autre chose, finalement, il a un point de vue extrêmement intéressant. Tu vois, rien que le fait qu'il ait compris mon abstentionnisme choisi, ça m'a donné une bonne idée de son intelligence sur la question. On n'a pas vu le temps passer. Quand la conductrice s'est garée, en arrivant à Paris, on s'est regardés, déçus. Le trajet nous avait semblé bien trop court.
En l'accompagnant jusqu'au métro, j'ai tenté un :

Tu viens souvent à Paris ?
« Assez peu, j'ai des week-ends bien chargés, en ce moment. »
OK.
« Mais si tu reviens à Lyon, n'hésite pas à me le dire ! »
Par télépathie ou pigeon voyageur ?
« Par téléphone ! Enfin, si ça te dit. »

On a échangé nos numéros. On est restés encore près d'une demi-heure à discuter devant la bouche de métro.

« Il faut vraiment que j'y aille. »
Oui, oui, vas-y.
« On reste en contact ? »
Bien sûr !

Et tu sais quoi ? Ça me rend contente d'avoir croisé la route de Troubadour. Ça me fait du bien dans le dedans de moi-même de savoir que je suis capable de faire des rencontres sans séduction.
Parce qu'avec Rahan, ça part sacrément en vrille, là. J'te raconterai peut-être, plus tard. Et, même si ça amuse ma méchante sorcière, de jouer, ça me gonfle assez. Ça occupe de la place dans ma vie, alors que j'ai besoin de cette place pour y mettre des relations plus saines et moins ambiguës, tu vois.
Et puis, ce week-end, je vais revoir mon ancien prof de peinture. Si j'ai arrêté les cours, c'est parce que la séduction était venue se foutre entre moi et la feuille Canson format raisin. Je ne me sentais plus assez en sécurité pour créer. Sécurité, c'est pas le mot, il n'y a que le mot anglais « safe » qui puisse exprimer vraiment ce que j'ai envie de dire. Ou alors c'est qu'il est tard et que mon vocabulaire est déjà parti dormir. Tu vois, à partir du moment où il a commencé à y avoir de la séduction, insidieuse et superficielle. Un jeu qui ne devait pas porter à conséquence. Ça m'a déstabilisée. Je n'ai plus réussi à être moi-même, en cours. Et ne pas être soi-même, quand on est dans une démarche de création, ça invalide pas mal la démarche. Je trouve. Enfin, c'est ma vision de la création, et la vision que j'ai de ma façon de créer. J'ai mis un mouchoir sur mes carnets à dessin et crayons aquarellables, et j'ai prétexté que j'avais d'autres priorités sur lesquelles me concentrer.
Quand je te disais que la séduction, ça avait toujours été un frein à ma réalisation. Je parlais aussi de cette séduction sociale, qui intervient dans et sur ma vie au-delà de ses prérogatives. J'ai besoin d'amitié et de bienveillance, pas de séduction. Je remercie Troubadour de m'avoir montré que c'était encore possible.