Fin mars.

Rahan est à Paris. Je l'ai rejoint dans l'appartement de mon pote. Il n'a pas perdu de temps pour tenter une approche. Moins de deux minutes après avoir ouvert la porte, j'dirais. Je l'ai repoussé. Il a haussé le ton et m'a demandé pourquoi j'avais accepté de le voir, si c'était pas pour ça. Je lui ai répondu sèchement que je m'en tenais ni plus ni moins à ce que je lui avais dit au téléphone, que j'avais très envie de passer du temps avec lui, et que pour moi, ça n'impliquait pas du tout qu'on soit nus dans un lit. Mais que, visiblement, il y avait eu un quiproquo et que je préférais m'en aller. Il s'est radouci. A insisté pour que je reste. Je lui ai dit que c'était la dernière fois que je passais l'éponge sur une réaction aussi immature et irrespectueuse de sa part. Il s'est mis sur la défensive, a fait son malin, puis est redescendu d'un ton, et s'est enfin excusé. C'est systématiquement comme ça, avec Rahan. Je passe mon temps à lui dire que s'il interprète ce que je lui dis et refuse de le prendre en compte, c'est son problème, pas le mien. Du coup, il s'énerve. Avant de se rendre compte que j'ai raison. Bon, je l'ai aussi prévenu que ce n'était pas la peine de se poser la question : j'ai toujours raison, point.
Avec Rahan, on passe notre temps à se jauger. Alors, très souvent, nos interactions commencent par une engueulade dans le genre. Les rapports de force, c'est épuisant. Mais la méchante sorcière adore ça. C'est son jeu préféré. Tant qu'elle gagne, elle joue. Moi, j'en ai ma claque.

On a passé une chouette soirée. On a cuisiné, on a papoté, on a fait les cons. On a parlé de mon couteau idéal. Et du sien. Aucune discussion nécessaire pour affirmer qu'une lame, c'était en plate semelle plutôt qu'en soie traversante. Aussi péremptoire que ça. Sauf précisément pour un athamé. Parce que le métal est conducteur, et qu'il ne faut pas qu'il soit directement en contact avec la main, ce serait trop dangereux. Il a dû me croire sur parole, on ne s'improvise pas sorcière-vampire comme ça, tiens. Et puis, on est tombés assez vite d'accord sur le fait qu'un manche en bois, c'était quand même beaucoup plus classe que du micarta. Ou n'importe quelle matière synthétique. Bon, il a un avis moins tranché que le mien sur le micarta, et j'entends ses arguments. J'passe pas ma vie en forêt, moi, j'peux me pencher davantage sur l'esthétique du couteau. Même si je ne fais jamais l'impasse sur la robustesse et le tranchant rasoir. C'pour ça que les Mora en plastique, en dehors du rapport qualité-prix imbattable, c'est niet. Jamais. Le plastoc, c'est dégueulasse. J'ai pas d'autre argument. Je n'avais pas besoin d'en avoir, parce que même s'il reconnait leurs indéniables avantages en bushcraft, il est contre : c'est un amoureux du bois. En revanche, grand débat au sommet sur l'émouture. Plate ou scandinave ? Scandinave ou plate ? Attends, c'est fondamental, comme sujet. D'autant que c'est un débat sans fin. Et puis, si on a réussi à passer deux heures dessus, c'est parce qu'on est complètement frappés c'est bien parce que c'est fondamental. On a quand même mangé, en même temps.

Et puis, on a décidé de regarder un film. Enfin de s'installer devant la télé et de zapper jusqu'à ce qu'on trouve un truc devant lequel on aurait envie de rester. Je me suis appuyée contre lui. Il m'a repoussée, agacé.

« Faudrait savoir ! Tu ne veux pas de moi mais tu viens quand même te coller ! »
Tu fais des raccourcis. Mais c'pas grave, regarde, je me mets à l'autre bout du canapé. C'est assez loin pour toi ?
« Nan mais c'est booon, viiieeens ! »
Non merci.
Avec un grand sourire espiègle.
« Fais pas ta mijaurée, viens ! »
Je suis très bien où je suis.
« Oh putain, la chieuse ! »
Tu t'ennuierais, sinon.

C'est lui qui est venu se coller à moi. J'ai fait semblant de le repousser. Et je lui ai caressé le sommet du crâne d'une petite tape.

Good boooy!
« Toi, tu vas pas comprendre ce qui va t'arriver  ! »
Des menaces, toujours des menaces.

Il m'a plaquée contre l'accoudoir et m'a galochée. Je lui ai foutu un coup de genou entre les jambes. Il a hurlé de douleur. Et on a passé le reste de la soirée tranquillement, à mater la très chouette série documentaire Soul Power! d'Arte en se papouillant.

Il m'a proposé que je dorme dans le lit et lui dans le canapé. Tu vois comme il progresse vite ; rien que pour ça, j'me dis qu'il ne peut pas avoir complètement mauvais fond, ce petit. Je lui ai répondu qu'il pouvait prendre la chambre, le canapé m'irait très bien. Il m'a demandé d'arrêter de vouloir le contrarier à tout prix. Et, comme on le prévoyait depuis le départ, on s'est retrouvés tous les deux dans le lit.
Mes hormones, elles, n'étaient pas du tout enclines à dormir. J'ai dû serrer la vis. La p'tite voix a gueulé, elles n'ont plus moufté. Ou presque. Elles ont simplement attendu que je commence à m'endormir pour prendre le contrôle de mon corps. Heureusement, il y a un dieu pour les crapules, et Rahan n'a pas réussi à mettre la main sur les capotes. Je te confirme, il était au bout de sa vie. Moi, ça m'a laissé le temps de remettre de l'ordre là-dedans. Il m'a fait la gueule. Je pouvais m'en douter. J'ai dû lui réexpliquer que si mon corps a très envie de se mélanger au sien, ma tête pas du tout. Pas du tout, du tout, du tout. On s'est pris le chou. Il a à nouveau eu des paroles déplacées. Misogynes. Irrespectueuses. Méprisantes. Purée, y'a du niveau. Je lui annoncé calmement que je ne voulais plus rien avoir à faire avec lui, et je me suis cassée.

Il m'a couru après, en me proposant de me raccompagner en voiture. J'ai refusé. Il a insisté. Très fort. Parce qu'il ne voulait pas me laisser rejoindre Paris depuis l'autre bout de la banlieue, en pleine nuit. J'ai refusé. Il a encore insisté. Je suis montée dans la voiture. Il a essayé d'apaiser les tensions, je n'ai pas décroché un mot du trajet. Il m'a déposée. Je lui ai demandé de m'envoyer un SMS quand il serait rentré. Il m'a répondu qu'il n'y avait pas de raison, que ça irait. Je l'ai engueulé. Très fort.

Si j'ai accepté de monter dans ta foutue bagnole, tu peux bien prendre deux secondes pour me confirmer que tu es bien rentré, non ? C'est pas compliqué, bordel !
« OK, t'énerve pas, je le ferai. »
Merci. Ciao.
« Salut. »

Qu'est-ce que je disais à propos des trains et des quais ?