Je n'ai pas pris le temps de raconter que Rahan m'avait larguée. Il y a tout juste un mois. Sur le moment, j'en avais rien à foutre. Je m'y attendais. Il a d'ailleurs mis plus de temps que je ne l'imaginais. Parce que, faut dire ce qui est, j'ai été pitoyable. Je n'avais jamais de temps à lui consacrer. Je ne le prenais jamais, en fait. J'étais bien trop préoccupée par ma pomme. La dépression, ça rend terriblement égoïste. Je ne me préoccupais pas un seul instant de ce qu'il ressentait. De ce qu'il vivait. Ça ne m'intéressait pas.

C'est pas comme si Rahan ne m'intéressait pas. Je l'aime bien beaucoup. J'ai appris à le connaître, je m'y suis attachée. Et si j'avais régulièrement envie de lui planter une hache dans le crâne, j'appréciais nos discussions qui n'en finissaient pas. J'appréciais d'être positivement surprise. J'appréciais de le découvrir. J'appréciais aussi et surtout de le manipuler. Je l'avais prévenu de mon projet diabolique et plus très secret d'en faire un féministe végane. J'appréciais sa marge de progression. De pouvoir le faire chaque jour un peu plus à mon image. Ça y est, la meuf est tellement partie dans ses délires mystiques qu'elle en devient mégalomane et se prend pour une créature divine. Bah attends, tu crois quoi. Toute petite, j'avais déjà l'ambition de créer ma secte. Je savais que ce ne serait pas une mince affaire. Rahan, il a des réflexions plutôt gerbantes, parfois. Faut dire qu'il est sacrément conditionné, et n'éprouve pas spécialement le besoin de s'en défaire. Mais je crois que, grâce aux sentiments qu'il me portait, j'aurais pu faire de lui une meilleure personne. Dit-elle, avec toute la modestie qui la caractérise.

Rahan, je l'aime bien beaucoup. Et plus que ça. J'en étais amoureuse. Très. J'peux pas dire que je l'aimais. Du moins pas inconditionnellement. Et je ne considère pas que j'aime. Profondément. Intensément. Éternellement. Tant que ce n'est pas inconditionnel. A Rahan, je n'aurais pas pu dire. Oui, je t'aime totalement, tendrement, tragiquement. Dramatique et sans fioriture. La plus belle déclaration de toute l'histoire du cinéma. Pourtant, Bardot est particulièrement insupportable dans cette scène. Dans ce film. Dans cette scène encore plus. Vraiment, j'ai envie de la claquer. C'est ce qui rend ce « je t'aime » aussi inconditionnel.
Je n'ai juste ni l'énergie ni l'envie de faire des efforts pour être en couple. J'en faisais encore, quand il y avait Marcelle. Elle était devenu notre principal lien. Comme ces couples qui se parlent plus lorsque les enfants quittent la maison, parce qu'ils n'ont plus rien en commun. Parce que toute leur relation reposait sur des éléments extérieurs et aléatoires. Non, non, tu ne rêves pas, je parle bien d'une chatte. Aussi merveilleuse et incroyable fût-elle. Marcelle était devenue le sens de notre relation. Le prétexte pour s'appeler. Le centre de notre communication. Alors, depuis novembre, je n'avais plus de raison d'aller le voir. Plus de raison de lui téléphoner. J'étais seulement triste. D'avoir perdu quelqu'un qui comptait beaucoup pour moi. Combien de couples survivent à la mort de leur enfant ? Pas le notre. On a laissé notre lien s'étioler. On a tout fait pour se perdre.

Il m'a larguée, et, sur le moment, ça ne m'a fait ni chaud ni froid. Quelques semaines plus tard, je me suis mise à culpabiliser. Comme le chantait Lhasa. J'me sens coupable parce que j'ai l'habitude. C'est la seule chose que je peux faire avec une certaine certitude. C'est rassurant de penser que je suis sûre de pas m'tromper, quand il s'agit de la question de ma grande culpabilité.

Jusqu'à ce que je reçoive un appel de Schtroumpf grognon.
« Tu nous rejoins au [insère le nom du bar de ton choix] ? »
Qui « nous » ?
« Jolene, Machin, Truc et Rahan. »
Schtroumpf grognon a la mauvaise habitude de garder contact avec mes ex. Je ne savais même pas qu'il voyait toujours Jolene. Ça fait une éternité que je n'ai pas eu de ses nouvelles. Mais ce n'est pas ce qui me préoccupe.
Je ne suis pas certaine que toutes les personnes aient envie de me voir.
« Mais si ! Ne t'en fais pas pour ça, viens. »
J'ai la flemme de faire une heure de métro.
« Pas d'excuse, ramène-toi ! »
Honnêtement, je sais pas.
J'entends la voix de Rahan derrière la sienne.
« Je peux passer la chercher en voiture si c'est que ça, ça roule bien là. »
Gné ?

Gné ? C'est le bruit que fait mon cerveau quand il coince sur quelque chose qu'il ne comprend pas. OK, visiblement, Rahan ne m'en veut pas. Ou complote un plan machiavélique pour m'assassiner. A cet instant, sans paranoïa aucune, je n'exclue pas la seconde option. Tout en envisageant de quitter mon hoodie zippé jusqu'aux yeux et mes chaussons à moumoute. La vie ne vaut pas d'être vécue sans pyjama. Rahan sait parler à la princesse qui est en moi et qui attend son carrosse de flemmarde. Et puis, clairement, j'avais un peu envie de me faire prier. Ma méchante sorcière dans toute sa splendeur. Mon double maléfique sait à qui s'adresser pour jouer les princesses, elle ne le ferait pas avec tout le monde.

Ce qui est cool, depuis que j'ai choisi une conception minimaliste et naturelle de la beauté, c'est que je vais beaucoup plus vite à me préparer. Vingt-cinq minutes plus tard, j'ouvrais la portière avant de la voiture. Je vérifiais qu'il n'y ait pas de lame planquée quelque part. Et je montais à côté de Rahan.
Ce qui est pratique, en voiture, c'est que t'es obligé•e de te contorsionner pour faire la bise. On s'épagne ce moment de gêne. Surtout quand il s'agit de ton ex.

Rétablir la communication. M'expliquer. Sans me justifier. Maintenant que j'ai sorti le visage de l'eau, s'il m'arrive encore de boire la tasse, au moins je respire. Le visage seulement. Mes oreilles sont assourdies et mes cheveux flottent comme de longues tentacules. Je suis parfois tentée de me laisser couler. La sensation de n'être retenue par rien. L'absence de repères. L'apesanteur. Régression. Hémorragie spatio-temporelle. Inertie. Maintenant que je respire, j'ai moins besoin de me préoccuper de ma survie. J'arrive à m'ouvrir un peu aux autres. J'arrive à parler du poids que j'ai porté en silence pendant des mois et des mois. Lui demander de m'excuser, aussi. Parce que j'ai été nulle. Parce que voir la personne que tu aimes s'éloigner sans comprendre ce qu'il se passe, c'est violent. Parce qu'il a essayé de me rattraper. Plein de fois. Parce que j'ai été le Stark de notre histoire. Parce que je lui devais au moins ça.

Sa barbe sur ma clavicule.