Je suis un peu troublée. J’ai l’impression que mes échanges avec les parts de ma personnalité assemblent des pièces du puzzle.
J’ai toujours vécu avec M et W, j’ai toujours su qu’on était au moins deux là-dedans. Ça m’a toujours paru naturel d’avoir une double personnalité. J’ai cherché des explications astrologiques, avec tous les biais de confirmation possibles et imaginables. Sans grand succès. Je ne suis pas un signe double, alors je ne peux pas avoir deux personnalités. Oui, on en était là. Ah oui, j’ai essayé de changer mon signe solaire aussi. Je me marre, ce souvenir est hilarant. Trouver toutes les explications improbables pour que ça concorde, pour que ça explique mon ressenti.

Elles étaient là, toutes les deux. J’étais tantôt l’une, tantôt l’autre, bien souvent les deux en même temps. Mais je n’avais pas cette posture neutre qui me permet aujourd’hui d’échanger avec elles. Ce qui a changé depuis, c’est que j’ai découvert l’autocompassion. Ou l’amour inconditionnel de soi. Ça a été la découverte qui a profondément changé ma vision du monde. Ce n’était plus des mots dans le vide, des bons sentiments dégoulinants. Un nouveau monde s’ouvrait à moi.

Dans la pratique, ce n’est pas évident. Je ne m’aime pas toujours. Je me tape encore pas mal dessus. Mais je sais que c’est possible. Et c’est ce qui fait toute la différence. En particulier, ce que j’ai compris, c’est que s’aimer inconditionnellement ne signifie pas devoir trouver du positif dans tout ce qu’on fait. Ça ne signifie pas ne rien regretter. Ça ne signifie pas avoir de l’estime de soi quoiqu’il arrive. L’estime de soi est corrélée à nos actions. Si nous avons des comportements que l’on / les autres / la société / nos valeurs considèrent comme étant bonnes, notre estime de soi augmente. A l’inverse, quand l’on se comporte mal, notre estime de soi baisse. Et encore heureux ! Je ne comprends pas l’idée de vouloir vivre sans regret, parce que ce sont nos regrets, nos échecs qui nous permettent d’apprendre, d’évoluer, de trouver qui nous sommes vraiment. Sans regret, nous ne pouvons pas devenir nous-même.

C’est cet apprentissage qui m’a permis d’accéder directement à l’essence même de l’IFS. Je ne suis pas sûre que j’aurais adhéré aussi vite et aussi fort si je n’avais pas eu ces bases. Si je n’avais pas expérimenté auparavant des instants d’autocompassion.
Le principe est simple. Enfin, celui que j’ai compris. L’idée est que nous avons tous en nous, en dehors des différentes parts, un endroit où l’on peut être témoin de ce qui se joue à l’intérieur de nous, un endroit sécure. Cet endroit, appelé le Self, serait notre “vrai nous” et nous permettrait de guérir. Ce Self a plusieurs caractéristiques qui permettent de le reconnaitre quand nous y sommes, parmi lesquels la curiosité, la compassion, le calme, la clarté, la patience, et tout un tas de qualités de la même famille. C’est un endroit où l’on peut entrer en connexion avec nos parts, sans jugement et sans peur. Le travail préalable que j’ai fait sur l’autocompassion, notamment grâce aux recherches de Kristin Neff et Christopher Germer, m’a indéniablement aidée à accéder plus rapidement à mon Self.

Et à accepter plus facilement les différentes parts de ma personnalité. Même si je me rends tout juste compte à quel point la différence est très marquée entre elles, selon qui est aux commandes. La plupart du temps, dans ma vie sociale, je suis un mélange des deux. W est systématiquement présente dans l’aspect social. C’est celle qui va prendre le contrôle du corps quand il faut essayer de s’intégrer. C’est elle qui va brailler du Mylène Farmer à tue-tête en pleine rue (si, si, je t’assure que dans le contexte, c’était dans une perspective d’intégration sociale). Et elle va y aller à fond, elle ne va pas chercher à bien chanter, elle va chercher à faire le show et à faire rire. Bah oui, W ne peut pas sérieusement chanter “buuulle de chagriiiiiin, boule d’inceeeeeertituuude”. Jamais de la vie. Tiens, en parlant de musique, justement.

M et elles sont toutes les deux présentes. Selon la situation, l’une ou l’autre peut se mettre en retrait. M s’adapte à peu près à tout, elle va accepter d’écouter à peu près n’importe quel genre musical. Elle a des préférences, bien évidemment, mais ça change beaucoup selon son humeur. Ah, l’humeur de M ! La musique est une catharsis. Elle lui permet de libérer son trop plein d’émotions. Ses nombreuses et changeantes émotions.
Quand c’est W qui surgit, elle va tout de suite être beaucoup plus tranchante. W, elle a toujours un avis. Soit elle adore et elle va te le dire. Soit elle déteste et elle va te le dire aussi.

Hier soir, W était très présente. Enfin, ce n’était pas ultra stable. J’étais entre W et Major Tom. Major Tom, ce n’est pas du tout une part de ma personnalité, ce n’est pas moi, c’est un juste un état. Ce n'est que le nom de code que je donne à mes moments de déréalisation. Et j’étais dans ce flou où je pouvais déconnecter à tout instant. Quand j’étais sur Terre, c’était W qui incarnait le corps. Elle le trouve bizarre, d’ailleurs, ce corps. C’est celui de M. M, elle ressemble très fortement au corps. Allez, c’est reparti en digressions-tampons.
Donc, hier j’étais à la chorale. Comme chaque semaine. C’est le moment social que je garde précieusement, c’est un espace qui me fait du bien. Il m’est arrivé de ne pas y aller parce j’étais rongée par mes anxiétés. Mais, globalement, à chaque fois que je lis le petit message de rappel de ma pote-cheffe-de-chœur, je ne me laisse plus le choix. Ça fait bien plusieurs mois qu’on bosse un morceau que W n’aime pas du tout du tout du tout. Elle avait déjà essayé de le dire, mais M avait filtré en disant “oui, mais j’aime bien la version qu’on en fait”. Alors que non, hein, W, elle n’aime pas du tout. Ni la chanter, ni l’écouter, avec ou sans arrangement polyphonique. Sauf que M, en ce moment, elle n’est plus tout à fait en capacité de rattraper les fulgurances passionnées de W.

Cette fois, au moment où ma pote-cheffe-de-chœur. C’est long, il faudrait que je lui trouve un nom de code. La flemme. Si, d'accord, on va l'appeler Michelle. C'est bien Michelle. Dooonc, au moment où elle a proposé qu’on revoie le morceau en question, W a braillé “ah naaan, je la déteste !”. Avec une mimique de dégoût, tu penses bien. Ouais, OK, merci W. Michelle avait l’air un peu gêné, et m’a répondu “mais tu aurais dû le dire et mettre ton véto”. Oui, parce qu’on a droit à un véto par an. Sur une chanson qu’on ne veut pas chanter. Là, ça a déclenché Mary, qui ne supporte pas quand les autres se sentent mal. Elle a essayé d’arrondir les angles avec un timide “non mais j’en suis pas au véto non plus”. Bah si, carrément, W elle y aurait mis son véto, si tu l’avais laissée faire. Si tu n’avais pas eu si peur de t’exclure du groupe. W, elle n’a pas voulu te mettre mal à l’aise, elle a pris sur elle pour toi, tu sais. Enfin, W est quand même revenue à la charge quand l’une des membres de la chorale m’a demandé pourquoi je ne l’aimais pas. “UrrrRRRrrrrgh, c’est épidermique”, a-t-elle décoché. M a rassemblé toutes ses forces l’empêcher de mimer l’action de vomir. Tu sais, cette mimique très waryienne où elle fait mine de s’enfoncer un doigt dans la gorge. On va se calmer, ma W, hein. On va arrêter de choquer tout le monde.

W était en grande forme. Et j’aurais dû me méfier. Parce qu’un peu plus tôt, elle a eu un comportement similaire. Elle a juste entendu “Indochine”, elle a bondi en hurlant “ah non, pas Indochine !”. Bon ça posait moins problème, parce que les autres n’aimaient pas tellement Indochine non plus. W déteste vraiment vraiment vraiment Indochine. Alors que M, ça lui est arrivé d’écouter. Chut, ça va énerver W. Et elle n’a pas besoin de ça, comme tu le vois.

C’est en rentrant chez moi que j’ai pris conscience d’avoir réellement deux identités bien distinctes. Qui prennent tour à tour ou conjointement la barre, mais qui sont bien différentes l’une de l’autre. Jusque dans les goûts.

Je ne comprenais pas bien pourquoi à des moments je disais “j’aime pas le chocolat”, alors que M est capable de s’enquiller des tablettes entières. Je mettais ça sur le compte d’une posture sociale. Ça ne me convainquait pas pour autant. W n’aime pas du tout du tout les desserts et les trucs un peu sucrés. Le chocolat, c’est vraiment trop pour elle. Alors que M, elle aime un peu plus ça. Assez pour en acheter quand elle est seule.

Ces identités sont perturbantes à d’autres niveaux. Quand il m’arrive de visionner une série, une que j’aime beaucoup pourtant, je ressens parfois un sentiment de rejet inexplicable. Ça m’arrive tout le temps avec certaines d’entre elles. Et puisque je n’en regarde pas énormément parce que c’est chronophage, et que ma dernière lubie en date était de revoir toutes les saisons de Doctor Who. C’est long. W adoooooore Doctor Who. Ou plutôt, W adore les Daleks. Elle les trouve fiables et dignes de confiance. Et elle aimerait beaucoup les recruter sur le navire. Je ne sais pas dans quelle mesure ça peut être un problème que W s’identifie aux Daleks, mais moi ça me fait marrer. W, c’est celle qui adore mettre notre t-shirt sur lequel est inscrit “an apple a day exterminates the doctor”. C’est l’humour waryien dans toute sa splendeur. Et moi, la voir rire, ça me rend heureuse. Bref, elle s’éclate à regarder.

Charlie, pareil. D’ailleurs, le premier moment où il s’est manifesté en bondissant dans tous les sens pour me signifier sa présence, c’était à l’évocation de cette série. Pas directement, je parlais d’un tournevis que j’avais acheté pour resserrer les branches de mes lunettes et dont l’aspect me faisait penser au tournevis sonique. Celui qui ouvre les portes. Et fait plein d’autres choses. Anyway, long story short. Charliiie, tu vas pas recommencer ! Oui, c’est Charlie qui se met à parler anglais. Charlie aime l’anglais, parce que c’est une langue concise et percutante. Charlie, il aime quand c’est sans détours. C’est Charlie qui est capable de comprendre plein de langues différentes. Charlie se fout de faire des erreurs. Mais comme il ne prend jamais le contrôle du corps, je n’en parle aucune. Parce que je bloque. Si on a besoin de rien, on te demande. J’en chante quelques unes. Je ne sais pas encore quelle part de moi bloque ce type d’interactions, mais il est évident que ça protège une part vulnérable de mon identité. Visiblement le chant permet de déverrouiller un tout petit peu la porte.
Reprenons, après cette sortie de route où les usagers roulent à gauche. Lorsque j’ai évoqué ce tournevis, et grâce à une intervention extérieure, Charlie came out of nowhere. Ça suffit maintenant, Charlie ! Les blagues les plus courtes, tout ça. Charlie, dans son monde intérieur, il voyage dans le temps et l’espace. Donc il s’est vachement reconnu dans le personnage principal. Si on est mi-Dalek, mi-Seigneur du temps et re-mi-Dalek derrière, on est bien, là. Bref, W et Charlie sont ultra fans.

M déteste. Ça la gonfle, la science-fiction. M, elle peut aimer la fantasy. Enfin, ça dépend laquelle, globalement ça va à peu près. Mais pas la science-fiction, c’est trop froid pour elle. Dénué de sentiments. Par exemple, en cette période où M prend beaucoup de place quand je suis seule, ce n’est pas du tout le genre de trucs que je regarde. Parce que, M, elle aime surtout la romance. Oui, je sais, W, tu as très envie que j’efface cette phrase, mais je ne vais pas le faire. Oui, tu trouves ça sans intérêt, mais on aime M comme elle est. Aussi nigaude. W, stop !
Je me souviens avoir lu un bouquin pendant lequel M était à fond. Avec trois héroïnes, qui vivent une histoire en parallèle de trois autres personnages masculins. Qui, évidemment finissent par se rencontrer. Et ça, M, elle adore. Tout au long de ma lecture, en arrière plan, j’avais des pensées waryiennes : “mais enfin, elle est cousue de fil blanc, ton histoire”, “ça n’a aucun intérêt”, “mais qu’est-ce que c’est nul”, “on a mieux à faire, là”, “allez, tu peux fermer le livre, on connait déjà la fin”.

Bref, revenons au Docteur. Il m’est arrivé à plusieurs reprises de faire une pause dans un épisode pour aller me chercher un truc à manger. Et la bouffe, c’est un truc de M. Cancer-Taureau, faut pas chercher plus loin : dormir, manger, dormir, manger, dormir, manger.
Je suis à fond dans l’épisode, tout se passe bien, je suis contente. Je pars me chercher un truc dans la cuisine. Et, au moment où je reviens devant mon écran, je ne relance pas la vidéo. Parce que j’ai pas du tooouuut envie de regarder ça. C’est très perturbant, quand ça m’arrive. Je me sens vraiment mal. Comme si je ne savais plus qui j’étais. Comme si la gourmandise m’avait fait devenir quelqu’un d’autre. La gourmandise déclenche M, visiblement.

L’inverse se produit aussi. Quand je suis en train de regarder un téléfilm tout pourri. Oui, on a compris, c’est un jugement de valeur waryien, ça. Il m’arrive en plein milieu de me dire “mais c’est de la merde ce truc, on meurt d’ennui, là”. Ça, c’est W qui surgit au milieu d’une activité très maryienne. Avec douceur et délicatesse. W, mon bulldozer de poche. Je t’aime, va.

Dans un sens comme dans l’autre, je ressens un profond malaise. J’ai la sensation de passer brusquement de l’une à l’autre, sans transition. D’être quelqu’un d’autre. C’est très troublant.
Je ne sais pas si ça arrive à tout le monde, ou juste à moi. Si je suis normale ou si je suis folle. C’est un point qui me questionne.