C'est aussi anecdotique que symbolique.
Aujourd'hui, après quasi onze ans de contact intime permanent, je me suis séparée de mon piercing à la langue.

La sensation est étrange. C'est comme s'il me  manquait un morceau de langue. Et à la fois, j'ai l'impression de découvrir un nouvel endroit de ma bouche. Un endroit auquel je peux désormais accéder. Là où le barbell faisait barrage.
Ça faisait bien longtemps que je ne le sentais plus. Qu'il faisait partie de moi. Que j'avais appris à mâcher un chewing-gum sans en coller partout sur la bille. En même temps, j'aime pas les chewing-gums.

L'aiguille de la pierceuse a traversé ma langue l'été de mes dix-huit ans. Un shop à Nancy. Qui portait le nom d'un groupe que j'écoutais en boucle à cette période-là. Et c'est amusant, parce que sa chanteuse de l'époque avait une formation lyrique. Tu comprendras pourquoi je trouve ça amusant à la fin de cet article. J'en avais visité deux ou trois avant de prendre-rendez vous dans celui-là. La pierceuse étonnée que je commence directement par la langue, alors que je n'avais même pas les oreilles trouillottées, à l'époque. Une gentille apprentie qui tenait un mouchoir dans lequel s'écoulait ma bave. Je n'ai rien senti. Enfin, si, j'ai senti un truc métallique traverser ma langue. Mais aucune douleur. Je me souviens qu'au moment où l'aiguille s'est enfoncée, je me suis demandé pourquoi je faisais ça. Alors que je le voulais depuis longtemps. J'avais seulement attendu de pouvoir me passer d'autorisation parentale. En sortant du shop, tout allait bien. Et puis, le temps du chemin de retour, bam, ma langue avait triplé de volume. Ça faisait mal, je ne pouvais rien avaler d'autre que des glaçons. J'ai attendu de rentrer à Paris, plusieurs semaines après, quand elle avait retrouvé sa taille habituelle, pour l'annoncer à la despote et au reste du monde de ma famille.

Ce piercing était un symbole. Celui de mon autonomie. De mon émancipation. Désormais, ma fille, tu n'auras plus jamais besoin de l'autorisation de qui que ce soit pour faire quelque chose qui te concerne. Un truc dans le genre.
Depuis, il était le lien qui me ramenait à l'une des plus importantes périodes de ma vie. Où j'ai appris que j'étais capable de faire plein de choses sans l'assistance maternelle. Faut dire que j'étais pas très dégourdie, pour tout ce qui touchait au quotidien, aux rapports sociaux, aux tâches concrètes. La despote avait toujours tout fait à ma place. Ce genre de mère qui n'a plus que ce statut social, ce genre de mère qui cherche à garder tout et tout le monde sous son emprise, sous sa coupe, sous sa cloche de verre. La despote m'avait soigneusement tenue loin des autres. De l'extérieur. Et de tout ce qui pouvait me rendre autonome. De moi-même et de mes propres capacités. Alors déjà, quand je me suis barrée vivre chez ma grand-mère, j'ai appris un peu plus à me gérer toute seule. Mais j'continuais à penser que je n'étais pas capable de le faire. Et puis, il y a eu ma rencontre avec ex-Coloc'. Qui, lui, a vécu une expérience totalement différente. Il était le petit dernier d'une famille nombreuse. J'étais l'aînée de mon presque-jumeau. Dès l'enfance, sa mère partait toute la semaine suivre une formation à Paris. Il était à la charge de son père. Et, très vite, il a été en mesure de s'occuper de lui. Tu vois, rien que le fait d'avoir accès librement à la cuisine pour préparer des repas, ça m'avait paru incroyable. Pour te dire où j'en étais. Chez la despote comme chez ma grand-mère, on ne me laissait pas cuisiner. Comme on ne me laissait pas sortir seule. Je devais ruser, faire le mur, mentir, pour aller dehors. Avec ex-Coloc', on passait notre temps à se balader. Jour et nuit. Libres. Indépendant•e•. Et heureux. Alors qu'on vivait chez ses parents. Très vite, j'ai passé tout mon temps chez lui. J'y ai trouvé un stage. J'y ai adopté mon premier rat. Je me suis fait trouilloter la langue. Je me sentais légère. On discutait, on rigolait, on cuisinait, on fabriquait des trucs, on arpentait les rues de Nancy. On allait au cinéma. A la piscine. Alors que je n'y allais jamais. On allait chercher des frites en pleine nuit juste en face de la gare. Parce qu'on avait faim, et que c'était le seul truc d'ouvert. Ex-Coloc' l'appelait « l'américain ». Je ne sais pas vraiment s'il parlait de l'endroit où du mec qui le tenait. Et qui avait un faciès reconnaissable entre mille. On ne se posait pas trop de questions. Lui, il faisait tout ça naturellement. Moi, je me laissais porter.
Toute l'intensité de notre relation s'est créée pendant cette période. Alors, quelque part, ce piercing était définitivement lié à lui.

Mais ce n'est pas la raison pour laquelle je l'ai retiré. Même si ça fait sens. Il y a encore un an, je n'aurais pas envisagé de m'en séparer. Il incarnait tout ça. Moi. La construction de mon individualité. Il incarnait la Zizanie libre. La Zizanie qui dénouait sa jupe portefeuille pour se faire prendre en photo à poil sur un terrain vague. La Zizanie qui ne se prenait pas la tête. Qui faisait ce qu'elle voulait au moment où elle le voulait. En toutes circonstances.

L'été dernier, j'ai pris conscience que ça faisait dix ans. Dix-ans que j'avais une bille de plastique qui s'incrustait dans mon palais. C'est une longue distance, dix ans. Dix ans entre cette Zizanie et moi. Je me suis dit qu'un jour il me faudrait vivre sans. Pas parce que les piercings ne sont plus de mon âge. Mais parce que, parfois, c'est important de tourner la page. On ne peut pas être toujours la même. Pourtant, je ne l'ai pas retiré. Je me suis dit que je pouvais encore passer quelques années de plus cramponnée à mon adolescence. De toute façon, c'était pas important d'être adulte. L'important, c'était d'être la personne que j'avais envie d'être. L'important, c'était d'être bien dans mon corps et dans ma tête. L'important, c'était d'être heureuse.

Samedi dernier, la remplaçante de Bianca Castafiore m'a demandé d'exécuter un exercice, pendant l'échauffement. Et je n'ai pas pu le faire. Elle s'est demandé si ce n'était pas mon piercing qui bloquait ma langue.
Pour la première fois de ma vie, mon piercing m'empêchait de chanter comme je l'aurais voulu. Jusque-là, il s'est toujours fait discret. Sans doute parce que j'étais une grosse feignasse, et que j'utilisais le moins possible mes lèvres et ma langue. Un mauvais réflexe bien installé, compensé par une mâchoire sur-employée. Sauf que la nouvelle prof, ben elle a tout de suite vu ce qui n'allait pas. Et elle a décidé de me faire bosser d'arrache-pied. C'est à la fois déstabilisant, parce que j'ai l'impression d'être redevenue une débutante. Et à la fois stimulant, parce que je me confronte à de nouvelles difficultés. J'admets avoir perdu l'habitude de devoir travailler. Ma voix sort facilement. Elle est puissante. Et très longue. J'obtiens des suraigus sans y penser, et ma voix de poitrine se défend pas trop mal. Il me manque les muscles. Ma ceinture abdominale n'est pas assez solide pour supporter une voix de soprano dramatique. Et, clairement, mes quatre ans dans le Grand Nord hostile. L'arrêt complet du chant. L'arrêt d'une activité physique, aussi. Et l'énorme prise de poids assez fulgurante. Ont fait fondre tous ceux que j'avais acquis à coups de staccati épuisants et de legati à rallonge. Par un travail très régulier, surtout. Il faudrait que je me (re)mette au sport, juste pour le chant. Sauf que voilà, comme j'y arrive quand même, comme je suis pas confrontée à de trop grandes difficultés, ben je ne le fais pas. Enfin, ça, c'était avec Bianca Castafiore. Depuis quelques semaines, je sors de mes cours épuisée et affamée. Tellement ça me demande d'efforts.
Pour la première fois de ma vie, j'ai vu mon piercing comme un frein à ma vie. Et plus comme le symbole d'une évolution positive. Je n'ai pas hésité une seule seconde. Si ça fonctionnait mieux sans, j'allais m'en défaire.

Aujourd'hui, je l'ai dévissé, et, le temps de le nettoyer, j'ai réessayé l'exercice que j'avais foiré. Pas de doute, ma langue vibrait bien mieux. Alors, je ne l'ai pas remis.
Parce que le chant représente bien plus que le souvenir nostalgique de la fin de mon adolescence. Parce que chanter. Sentir vibrer les notes dans tout mon corps. M'emplir de son de l'intérieur. Faire de ma carcasse une caisse de résonance. Éprouver chaque morceau qui me constitue, des orteils au sommet du crâne. Est ce qui me rend vraiment heureuse. Et c'est tout ce qui compte.