Oui, je suis un peu en boucle sur le même morceau d'Orelsan depuis deux jours. De toute façon, quand je suis dans cet état, Orelsan fait partie des auteurs qui ont cette capacité à me permettre de me sentir un peu moins seule. Et donc à me sentir un peu mieux. La musique a toujours été un soutien important. Depuis que je l'écoute, il me fait cet effet.
J'ai dû découvrir son travail il y a onze-douze ans maintenant, juste avant son deuxième album. La première chanson qui m'a prise aux tripes, c'était la Peur de l'échec. Elle faisait très très fort écho à ce que je pouvais ressentir à cette époque. Et que je ressens toujours un peu aujourd'hui. Et alors quand le deuxième est arrivé, Suicide social a fait l'effet d'une bombe.
Aujourd'hui, je comprends l'engouement qu'il suscite, et à la fois ça me fait bizarre. J'ai parfois l'impression de le rejeter à cause de ça. En réalité, c'est l'incomprise en moi qui s'est tant accrochée aux textes d'Orelsan qui rejette toute cette popularité. Parce que l'incomprise, elle n'est pas légitime dans un monde où tout le monde est susceptible de ressentir ce qu'elle ressent. Bah non, tu comprends, sinon elle n'est plus aussi incomprise qu'elle veut le croire. Le succès d'Orelsan ne matche pas avec son statut d'incomprise, c'est une histoire d’ego. Je ne sais pas très bien à qui appartient cette caractéristique, peut-être justement à cette part taboue de ma personnalité dont j'avais envie de parler aujourd'hui. Ou à l'un de ses protecteurs.

Je sais qu'il existe une part de moi à laquelle je n'arrive pas à accéder. Par crainte du danger qu'il représente, sans doute. Je crois qu'il est né au début de l'adolescence. Peut-être un peu avant. Il y a une période pour laquelle je sais pas bien si c'était les angoisses de Matilda que je ressentais ou l'influence de Naüm. Oui, parce que ça fait bien quinze ans que je l'appelle Naüm quand je ressens sa présence. Je ne sais pas si c'est son nom, de toute façon, je n'y ai pas vraiment accès, et c'est peut-être mieux comme ça. J'aurais trop peur de lui ouvrir la porte.

Naüm, c'est l'extrême opposé de Charlie. Pour Charlie, tout est léger et amusant. Pour Naüm, tout est lourd et grave. Et je les associe parce qu'ils doivent avoir à peu près le même âge tous les deux. Sauf qu'ils ne se croisent jamais, et ils ne se rendent pas compte que l'autre existe dans le système. Parce que pour chacun d'eux, l'existence de l'autre est inconcevable. Et autant Charlie sait très bien qu'il est la part que je préfère de ma personnalité. C'est lui qui me l'a dit, quand j'ai eu l'occasion de lui parler. Il s'est manifesté très très fort et je n'ai pas vraiment eu d'autre choix. J'ai senti une énergie très adolescente qui sautait dans tous les sens à l'intérieur de moi. Et ça a été sa première phrase quand je lui ai demandé qui il était.
Charlie, il ne s'encombre pas des emballages et de la modestie. Il le sait. Charlie est ma lumière intérieure. Merci Charlie, mais je veux bien que tu laisses un peu de place à Naüm aujourd'hui, promis je reviendrai vers toi, j'ai conscience de ce dont tu as besoin et je sais qu'on a du pain sur la planche.

Et donc autant Charlie sait qu'il est la part que je préfère, autant Naüm sait que je le crains. Qu'il est ma plus grande peur. Quand je dis que j'ai peur de moi-même, c'est de lui que j'ai peur. Et à la fois, Charlie a conscience que s'il n'est plus là pour faire la balance, c'est Naüm qui prendra toute la place, avec les conséquences que l'on sait. Tiens, ça me paraît plus clair tout à coup, je crois que Charlie est le protecteur direct de Naüm. Naüm vit dans l'ombre de Charlie. Et c'est sans doute pour ça que Charlie débarque de nulle part lorsque je commence à parler de Naüm. Ne t'inquiète pas Charlie, je tiens la barre, tu peux me laisser faire. Je te promets que je ne sais où je nous emmène. Et regarde, si je suis le capitaine, tu es mon pilote. Tu peux rester là et veiller à ce qu'on garde le cap. Nous n'irons pas là où tu ne nous autoriseras pas à aller.

Parce qu'aujourd'hui, j'ai quand même envie de dire : Hello Naüm, je sais que tu existes, et tu as le droit d'exister. Je comprends que nous ayons peur, mais je t'accueille tel que tu es. Tu es là, et tu fais partie de nous. Tu es nous.

Le truc, avec Naüm, c'est qu'il n'a pas envie d'être là. Il n'a pas envie d'exister tout court. C'est une part profondément dépressive et suicidaire. Et, peu importe mon humeur, joyeuse ou triste. Peu importe l'état d'esprit dans lequel je suis. Peu importe si je vais bien ou si je vais mal. Si je suis heureuse ou malheureuse. Je sais qu'il est là, quelque part, dans un coin obscur.

Il lui arrive régulièrement de se montrer. Et parfois sur de longues périodes. En envahissant mes mondes intérieurs d'une épaisse fumée noire. Ouais donc il ne se montre pas. Non, Naüm ne se montre pas, il se fait sentir. Il éteint tout. Toute imagination, toute envie, tout espoir. Parfois, il laisse échapper juste un peu de fumée. Juste assez pour qu'elle me monte à la gorge et me donne envie de tout arrêter. Heureusement, j'ai quelques membres de mon équipage qui ont de solides poumons et sont capables de souffler suffisamment fort pour la dissiper. Ils sont de plus en plus entraînés et la manœuvre va de plus en plus vite. Ils sont trop chouettes, mes moussaillons.

Quand il prend trop de place et trop longtemps, Naüm représente un réel danger pour mon intégrité physique. Je ne parle pas d'intégrité psychologique, parce que ça, de toute façon, je commence à peine à découvrir ce que c'est. Ma devise pouvait se rapprocher d'une [presque] citation de Virginie Despentes : « [Mon intégrité psychologique], je ne peux empêcher personne d'y entrer, alors je mets rien de précieux à l'intérieur. » Ça marche aussi pour l'intégrité physique. Jusqu'à un certain point.
La dernière fois que Naüm a voulu forcer le destin, c'était à l'automne 2016. Et ça faisait un petit moment que W sentait le danger arriver ; quelques semaines plus tôt, elle avait récupéré les coordonnées d'un psy qui lui avait été moult fois recommandé. W et son instinct. Ce n'est pas du tout habituel, chez elle, de prévoir.
Naüm est insidieux. Et W met pas mal en doute sa légitimité. Ce qui ne l'empêche pas de s'en méfier. En même temps, elle ne s'est pas laissée appeler « wary » pour rien. Allez, ça y est, j'ai craché le morceau. Le mystère est levé, tu as le prénom entier de W. Même si l'inspiration était issue de Super Mario, la signification de son nom fait parfaitement sens. Je te laisse deviner le prénom de M ; on est sur un exercice de logique assez facile, y'a pas de piège. Mais on va leur laisser leurs initiales, je préfère.

Je me rappelle très bien cette matinée où W a brutalement repris les manettes. Je l'ai entendue très distinctement et l'ordre ne laissait pas de place à la discussion : « OK, tu appelles ce psy immédiatement, tu pourras toujours te jeter par la fenêtre après. »
Le pragmatisme waryien dans toute sa splendeur. Ouais, je garde l'initiale, mais je vais quand même transformer son prénom complet en adjectif. W, sa phrase préférée, c'est « et au pire, je meurs ». W, c'est une co-équipière de choc et la pompière la plus gradée du système. Elle a un charisme et une assurance que M lui envie beaucoup.
Et, en effet, merci à elle d'avoir été là, parce que ce psy a été exceptionnel pour m'aider à gérer la situation et l'urgence évidente. En quelques mois, j'ai pu reprendre le cours de ma vie. Trouver un emploi. Certes, ça n'a pas pas fait disparaître Naüm, mais ça a dissipé la fumée noire.
Pourquoi tu voudrais faire disparaître Naüm ? C'est tout ce qu'il attend et c'est exactement ce qu'on cherche à l'empêcher de faire. Naüm fait partie de nous. Naüm, c'est nous. Ça ne sert à rien de lutter contre, ça ne le rendra pas moins vrai.

Quand je te dis que W met en doute la légitimité de Naüm, c'est que j'ai l'impression qu'il ne m'est rien arrivé de suffisamment grave pour me sentir légitime de souffrir. D'aller mal. D'avoir envie de mourir. Et c'est exactement ce qui m'arrive en ce moment. Je ne comprends pas pourquoi je vais si mal. Alors que bon, du stress au travail, des périodes sans week-ends et sans repos, des amis malades, des relations complexes et un déménagement, tout le monde le vit. Ce n'est pas un truc extraordinaire. On ne va quand même pas te décerner une médaille pour être une personne blanche (ou en tout cas avec un très bon passing) en France qui a fait des études supérieures, qui a un emploi et un toit sur la tête. On va peut-être arrêter de se plaindre deux minutes et se rendre compte de la chance qu'on a.
Mesdames, messieurs, W au micro.

Ouais, sauf que c'est ça, c'est précisément ce dont je ne veux plus. J'en ai ras-le-bol de l'injonction à être une « femme forte », une « warrior » / « guerrière », une « badass ». Tous ces mots me donnent des haut-le-cœur. D'autant que je ne me suis jamais sentie femme, mais ça c'est un autre sujet. Et surtout, ça ne m'empêche pas de subir ces injonctions-là.

Sérieusement, on vit dans un monde difficile, on se prend les inégalités dans la face à chaque station de métro. Cet homme prosterné au milieu de cette foule de gens qui courent vers leurs correspondances. Heureusement que j'étais dépersonnalisée, parce que ça m'a tordu les tripes. Celles de M, en tout cas. W, elle n'en a rien à faire, ce n'est pas son problème, et surtout ce n'est pas son rôle. M s'est sentie tellement impuissante. C'était terrible de la sentir aussi affectée.

C'est la raison pour laquelle on ne lit plus les infos depuis bien bien longtemps maintenant. J'avais la sensation que mon cœur s'essorait un peu plus à chaque nouvelle. Jusqu'à devenir sec et risquer de se briser à tout moment. Je ne sais pas si c'est moi ou si c'est normal. Je n'ai pas de point de comparaison. Dans cette vie-là, c'est la seule incarnation que j'expérimente. Et je n'ai pas souvenir des précédentes. J'ai l'impression d'être constamment attristée, accablée, consternée, désespérée, apeurée, horrifiée, terrorisée, mortifiée. Par tout ce que je vois, entends, lis, regarde, constate, perçois. Ce n'est pas tant la souffrance des autres que je ressens. Je ressens ce que j'imagine que je pourrais ressentir si je vivais ce qu'ils sont en train de vivre. Ouais, cette phrase est bien trop longue et bien trop lourde, mais tant pis. Pas envie de faire l'effort de la retravailler. Inconsciemment, la pensée qui se présente face à ces situations vécues par d'autres personnes, c'est « et si j'étais à leur place ? ». A chaque fois, j'ai l'impression que j'en crèverais. Ouais, Jonas, ou de son nom de scène Jojo-le-drama, passe son temps à me dire que je peux mourir à tout moment et que j'ai une capacité de survie ultra limitée. Alors tu n'imagines même pas, en cas d'attaque zombie, je serais la première à me faire choper.

Bref, tout ça pour dire qu'on vit dans un monde difficile. Oui, tu l'as déjà dit, tu radotes ma vieille. W, laisse-moi un peu de place, tu veux ? J'ai beau être dans une position relativement privilégiée dans un pays très privilégié, il n'empêche que le capitalisme et le patriarcat m'envoient des injonctions et des brimades quotidiennes. Et je devrais en plus subir l'injonction totalement intériorisée d'être assez forte pour tout affronter et tout surmonter avec dignité ? Mais va te faire foutre !

D'autant que M a pris conscience d'une chose : sa force, c'est sa douceur.