Il paraît qu'on écrit davantage lorsqu'on va mal. C'était aussi ce que je pensais. Jusqu'à ce je ne sois plus en mesure de raconter ce qu'il s'est passé pour éviter de le revivre. J'ai toujours apprivoisé mes émotions en les créant par l'imagination. Je les ressens et je les vis au moment où je le décide. Mais lorsqu'elles sont réelles. Lorsque je ne suis pas leur source. Lorsque je n'ai pas appris à les ressentir. A les vivre. A vivre avec. Elles me tétanisent. Je passe alors en mode survie. Je cherche à les enfouir le plus profondément possible. Pour ne surtout pas les ressentir à nouveau. Je ne pense qu'à les enterrer sous de nouvelles émotions.

On va dire que la conjonction Jupiter-Saturne a très légèrement secoué ma vie. Un tout petit peu. Juste assez pour finir l'année au commissariat et déposer une main courante contre la marchande de sommeil. Un détail. Avec le ciel bleu et le soleil de l'été viennent les feux de forêt. J'ai déversé des Canadair de larmes chez mon psy. Maintenant qu'il ne reste que des braises, je peux enfin me prélasser et laisser les rayons du soleil chauffer ma peau. Je vais mieux. De mieux en mieux.

Alors oui, j'en ai parlé autour de moi. Pour me faire plaindre, sans doute. Pour me rassurer, surtout. Pour qu'on me confirme l'anormalité de la situation que j'ai vécue. Parce que mon premier réflexe a été de me remettre en questions. De me dire que c'est moi qui avais mal géré la situation, qui avait fait les mauvais choix, dit les mauvaises choses, agi de la mauvaise manière. Sauf qu'il n'y a aucune raison de subir une tentative de séquestration, des insultes, des menaces et une agression physique alors qu'on est de dos et qu'on ne cherche qu'à fuir. Rien ne le justifie, rien ne l'explique. Oui, j'ai analysé et compris comment c'était arrivé. Mais non, je ne suis pas responsable. Rien de ce que j'aurais pu dire ou faire ne devait entraîner un tel comportement violent.
Je n'ai plus envie d'en parler. Je veux aller jusqu'à supprimer son existence de ma mémoire. Je veux détruire l'ensemble des souvenirs dans lesquels elle apparaît.

Aujourd'hui, je suis chez moi. Quand je ferme la porte, je retrouve mes livres. Qui me manquaient tellement. Quel bonheur lorsque j'ai défait les cartons. Quel bonheur lorsque je les ai rangés dans la bibliothèque. Quel bonheur lorsque je les ai redécouverts. Là, juste devant moi. A portée de main.
Quand je ferme la porte, je retrouve mes objets. Je retrouve mes encens. Je retrouve mes odeurs. Je trouve mes délires mystiques. Un an et demi sans mes cartes de tarot. Un an et demi sans mes cailloux. Je suis matérialiste, j'ai besoin d'objets autour de moi, j'ai besoin de cet ancrage-là.
Quand je ferme la porte, je retrouve ma voix. Je me retrouve. A fredonner lorsque je m'habille le matin. A fredonner lorsque je retire mes chaussures. A fredonner lorsque je fais bouillir une casserole d'eau. Oui, je suis un peu pénible, je fredonne tout le temps. Et, pendant un an et demi, j'avais arrêté de le faire. Je me réprimais constamment. Pour tout, et avant tout pour ça.

J'ai mis du temps à me réjouir de ce déménagement. Plusieurs semaines pendant lesquelles j'avais peur de me retrouver seule chez moi. Aujourd'hui, je suis heureuse. Vraiment heureuse d'être enfin chez moi et enfin seule.

Je suis si bien seule que tu devineras sans doute la suite.