C’est compliqué avec Tarabas. Tu vas me dire que c’est toujours compliqué avec Tarabas. Oui. Et particulièrement ces derniers temps.

Il a été hospitalisé. Pour un truc assez inquiétant.
J’ai dû attendre qu’il soit en mesure de me le dire pour l’apprendre.
J’ai foncé à l’hôpital. Pour recevoir par message, en sortant du métro : “Machine vient d’arriver, ce n’était pas prévu, désolé.”
Machine, c’est sa femme.
J’ai battu en retraite.
Ça m’a broyée.

De me rendre compte que s’il lui arrivait quelque chose de grave, je n’en serais pas informée.
Parce que les amis que l’on avait en commun se sont dissouts au fur et à mesure que les années ont passé. Au fur et à mesure de nos nombreuses et longues ruptures. Au fur et à mesure que les routes se soient séparées. La vie.
Parce que sa famille est bien trop heureuse de son honorable union avec Machine pour me passer un coup de fil. Même sa sœur, avec qui je ne m’entends pourtant pas trop mal, il ne lui est pas venu à l’esprit de m’en informer.
Et réciproquement. Tarabas ne connait pas ma famille. Il était hors de question de la laisser essayer de gâcher cette relation-là. Toutes mes relations, d’ailleurs. Amicales et amoureuses. C’est la même chose, de toute façon. Je préfère encore passer pour l’éternelle célibataire plutôt que de leur permettre ne serait-ce que de donner leur avis sur ma vie et mes choix. W a érigé d’épaisses murailles pour tout cloisonner et ça nous va très bien comme ça. On se défend comme on peut, tu sais. Seul mon jumeau a été autorisé à croiser quelques une de mes relations.

Pas Tarabas. Tarabas a été mon point de fuite. Ma lumière au bout du tunnel. Celle que j’ai suivie pour échapper à ma vie. Celle à laquelle je me suis raccrochée pour échapper à ma. J’avais envie de le garder juste pour moi. Comme un trésor. De pirate. Bienvenue à bord du Tiranic. Oui, c’est W qui voulait caser ça, là. Elle est fière de son jeu de mots.

Toujours est-il que si Tarabas mourrait, je ne suis pas sûre que je l’apprendrais avant que son corps ne soit six pieds sous terre. Et ça, ça me tue.

Et puis, il y a Machine. Qu’est-ce que ça dit de moi de vouloir m’imposer dans sa vie de couple ? De débarquer à l’hôpital sans imaginer qu’elle puisse être déjà en route pour le voir ?

Je ne suis pas jalouse de Machine, je n’envie pas sa place, je n’envie pas sa relation avec Tarabas.
Je suis possessive avec Tarabas, c’est bien différent. J’ai envie de l’avoir pour moi toute seule. D’avoir toute son attention, toute son affection, tout son intérêt pour moi toute seule. J’ai envie de l’enfermer dans ma cave en le gavant de barbituriques et de ne plus jamais l’en laisser partir. Rien de plus. J’vois pas le problème, ce n’est pas du tout du tout toxique comme approche des relations. Il n’y serait pas si mal, dans ma cave. Je promets d’en prendre soin. Et puis, il aurait de la compagnie. Ce n’est pas le seul que j’ai envie d’enfermer.

Et en même temps, Tarabas, je l’aime parce qu’il est libre. Libre d’être avec moi. Libre d’être avec d’autres. Libre de ses choix de vie. Et c’est un choix comme un autre que celui de vouloir se conformer à ceux de son père.

Seulement, je suis extrêmement mal à l’aise de savoir que Machine est le dindon de la farce. Ce n’est pas comme ça qu’on prend soin des gens qu’on aime. Et qu’on prend soin des gens que les gens qu’on aime aiment.
Et encore une fois, c’est son choix de lui mentir. Tarabas, il sait très bien qu’on peut faire autrement. Quand je l’ai rencontré, c’est moi qui lui ai imposé qu’on puisse se rouler joyeusement dans l’herbe plus verte du jardin du voisin. Avec plein de règles, à l’époque. Un contrat avec tout un tas de clauses hyper malsaines. Un contrôle et une prise de pouvoir qui se faisaient aux dépends des voisins, justement. Et ce n’est plus comme ça que je veux jouer. Les voisins sont des êtres humains, avec des sentiments, des émotions, des fêlures. Et à ce titre, ils méritent tout autant mon respect et ma compassion que ma relation de longue date.

Tarabas sait à quel point on a fait du mal autour de nous et entre nous. On a tous les deux été odieux. On a tous les deux dépassé les limites du concevable. Il y a encore quelques années, je le laissais prendre mon téléphone pour échanger, en se faisant passer pour moi, avec une autre relation de mon polycule en construction. Oui, parce qu’à l’époque, je tentais officiellement le polyamour. Ce n’est pas mon modèle relationnel de prédilection. Il y a encore quelques années, je le rejoignais à ses soirées pour qu’on s’envoie en l’air dans le dos de ses rencards. Ouais, on a fait des trucs vraiment sales.
Et puis, j’ai arrêté tout ça. J’ai pris conscience que ces actions ne correspondaient pas à celle que j’étais vraiment, au fond de moi. On en a discuté longuement. Il était plutôt d’accord d’ailleurs. Mais voilà, il fait d’autres choix. Tout ça pour dire qu’il lui ment en connaissance de cause. Je refuse de le juger pour ça.

J’ai pris de la distance. Parce que je n’étais plus alignée avec mes actions. Parce que j’avais besoin de refaire de la clarté dans mes pensées.
Je ne lui en veux pas. C’est juste que j’ai dû mal à supporter de ne pas pouvoir être là pour lui lorsqu’il en a besoin. Un problème d’égo, sans aucun doute.

Il est revenu vers moi. A plusieurs reprises. C’est Tarabas. On ne s’en débarrasse pas comme ça. Son ascendant Scorpion est pire qu’une colonie de morpions, tu vois. C’est de ma faute s’il s’est marié avec une autre. Tarabas, quoi. Il a l’art de retourner les situations à son avantage.
T’as de la chance que je t’aime. Parce que si tu dis que je suis l’Enfer, tu es les dix plaies d’Égypte à toi tout seul.

Pour le moment, je préfère qu’on arrête de se voir.
Ce qui ne nous empêche pas de continuer à nous appeler. On s’est embarqué dans une relecture d’Harry Potter. En audio. Alors on se fout de la gueule des voix que Bernard Giraudeau a donné aux personnages. On ne s’est toujours pas remis de l’accent sudiste du Professeur Chourave. Et puis, on commente le texte. L’histoire. Avec quelques années de plus.
Tarabas est à Serpentard. Le Choixpeau virtuel de Pottermore n’a jamais eu aucun doute. Moi, j’étais extrêmement jalouse, parce que je trouvais ça hyper classe d’être à Serpentard. J’ai atterri à Serdaigle. Puis, quand je l’ai refait, il a voulu me foutre à Gryffondor, et je lui ai dit que c’était hors de question : le courage, ce n’est pas du tout mon truc, je laisse ça aux autres, merci bien. Faute de pouvoir être à Serpentard - et tu te doutes combien le deuil fut douloureux -, merci de me m’attribuer une maison qui me correspond, wesh. Heureusement, le Choixpeau virtuel en a pris note, et les fois suivantes, il me mettait systématiquement à Serdaigle. Ouf ! Depuis, c’est devenu identitaire.

Oui, Tarabas et moi sommes de grands enfants. C’est bien le problème, tu vois. Et, désolée pour mon psy, mais j’ai aucune envie de me construire une identité d’adulte là où mon identité d’ado me convient toujours aussi bien.