Tout irait pour le mieux si.

Veille des vacances de la Toussaint. Un vendredi soir. Pierre Lapin a prévu de passer la soirée avec ses potes et me propose de me joindre à eux, parce qu'il a envie de me voir. Mouais, bof. Je sais très bien comment ça va se terminer. Il vont jouer à mort, des parties qui durent des heures, et ça va finir par me gonfler. Il insiste et finit par me convaincre.
Nous sommes six, ça fait beaucoup de monde ; je me sens pas très à l'aise. Il y a le meilleur ami de Pierre Lapin que j'ai déjà croisé à plusieurs reprises. Je sens bien qu'il cherche à me mettre à l'aise, j'apprécie. Grande introvertie que je suis au milieu de cette foule (oui !) d'inconnus. Deux de ses potes, que je n'ai jamais vus. Et. Sirius. Une pièce rapportée de cette soirée, le cousin d'un des deux potes en question, et qui est de passage à Paris.

J'aperçois Pierre Lapin sortir Clank ! de sa ludothèque ; pour échapper à la mort, je lui lance un regard suppliant, à la limite du désespoir. Que dis-je, de l'agonie. C'est peine perdue. Tous les jeux qu'il m'a appris à aimer ne sont pas adaptés au nombre de joueurs. Et puis, de toute façon, je n'aime pas les gros jeux. Je finis par accepter de subir une partie de Mysterium.

Au moment de servir l'apéro, je lance à Pierre Lapin, comme à mon habitude un "Hey Martinez, ready girl?".
Si tu n'as pas la référence, ne me juge pas.
C'est à ce moment-là que tout a basculé. La partie s'est transformée en battle de tubes francophones des années 2000.
Sirius a embrayé sur un "Est-ce que tu m'entends, eh oh ?"
J'ai contré avec un "Mél, assieds-toi, faut qu'j'te parle". Ensuite, tout y est passé : Kyo, Sherifa Luna, Willy Denzey, Tribal King, L5, Linkup, M. Pokora. Je l'ai terminé avec du Keen'V.
Ma culture de l'inavouable est sans limite. Mais ma victoire n'aurait pas été si belle sans un adversaire à la hauteur.

Je lui annonce qu'il doit me servir un verre et qu'il a intérêt à faire ça bien. Il négocie. Je lui réponds que je ne trinque pas avec les mauvais perdants. Il finit par céder.
Pendant toute la soirée, on ne se quitte pas des yeux. Ça fait longtemps que je n'ai pas senti une telle tension sexuelle dans un regard. Ce n'est pas de la séduction, il y a quelque chose de magnétique. Il sort fumer, je prétexte que j'ai envie d'une clope pour lui en taxer une. Alors que j'ai arrêté il y a huit ans maintenant, et que je ne refume qu'à de très rares occasions. Je ne sais plus exactement ce qu'on se raconte, c'était à base d'eurodance et de Vengaboys. On hurle de rire. A en pleurer. A se laisser glisser le long du mur tant nos jambes ne nous portent plus. Tellement que Pierre Lapin vient nous demander si tout va bien.
Non, rien ne va.

Dans un élan de survie, je décide de fuir. Très vite. Je dis à peine au revoir, comme à mon habitude et je rentre chez moi, prétextant que je travaille le lendemain.
Cette soirée m'a bouleversée. Je n'ai pas cessé d'y penser. Quasi-obsessionnel. Je déteste cette sensation de perte de contrôle de mes propres pensées

Non mais vous surchauffez pas un peu du citron, non ? Vous voulez que je vous dégage la nuque à la serpette ?

Nous sommes plus de quatre mois après, j'ai fini par envoyer un message à Sirius sur Twitch. Il m'avait dit qu'il streamait, je n'ai pas raté l'occasion de le stalker. Des semaines à sous-mariner sur ses streams. Évidemment, je lui ai raconté que j'étais tombée par hasard sur sa chaîne. Évidemment. Je ne dévoile jamais mes travers. Quitte à changer de compte pour ne pas me faire griller.
Ce jour-là, on a passé 36h à s'envoyer des messages quasi non-stop. Qui se sont vite transformés en messages vocaux. Puis en appels. Et ça continue.
C'est délirant. J'ai l'impression d'avoir quinze ans et de passer mes nuits au téléphone.

Il ne se passera rien avec Sirius.
Il ne se passera rien sinon nos conversations interminables. Les appels jusqu'à tard le soir. Qui, lorsque je finis par raccrocher, se transforment en échange frénétique de messages. Et qui reprennent au petit matin.
Il ne se passera rien même si l'on développe des trésors d'ingéniosité pour se revoir malgré les restrictions de déplacement. A base de tenue camouflage siège d'avion, de réévaluation de l'unité de mesure et d'achats de première nécessité loufoques qui nécessitent de traverser l'Atlantique.
Il ne se passera rien avec Sirius. Rien d'autre que ce moment d'égarement. Je me connais, ce sont des feux de paille. Je ne suis pas une passionnée, je suis une dilettante. Je vis mes émotions de manière forte et primaire. J'épouse l'émotion du moment, je me nourris de la situation. Puis, je bascule sur une nouvelle émotion.

Il y a des instants qui remettent toute ta vie en question, et en particulier toutes tes certitudes sur l'amour. J'avais vécu un de ces instants avec Stark. Et, si je devais tirer des conclusions hâtives de mes expériences, je dirais que je tombe systématiquement sous le charme d'une solide culture... de l'inavouable. Je craque pour les mecs suffisamment intelligents pour ne pas se prendre au sérieux. Ou plutôt ceux qui font référence, le plus sérieusement possible, à cette culture populaire qui ne trouve jamais grâce.
Je me suis rapprochée de Stark en faisant l'éloge de la Caverne de la Rose d'Or, et en écrivant un scénario de téléfilm de Noël à quatre mains. J'ai vécu une forte amitié amoureuse avec quelqu'un qui rédigeait des articles sur l'univers riche et malsain de Jean-Luc Azoulay. J'ai été accro à un mec qui connaissait par cœur toute la discographie des stars oubliées des années 80. Des exemples parmi d'autres.

Je n'ai jamais cru aux coups de foudre. Je les ai toujours fabriqués. Ce n'est pas difficile de créer un moment hors du temps où la magie opère. Parce que ce n'est pas de la magie, c'est une histoire d'hormones et du chimiste installé ton cerveau qui déverse tout ce qui lui passe sous la main à doses beaucoup trop élevées.
Ce que m'apprend cette histoire, c'est que ma vie telle qu'elle est ne me satisfait plus. Elle me convenait parfaitement jusque-là, j'étais très heureuse comme ça. Aujourd'hui, je crois qu'il y a des dimensions de la relation amoureuse qui me manquent.