D'accord, je l'admets. Si ça ne m'a fait ni chaud ni froid sur le moment, avec la culpabilité est venue la frustration. Ça m'emmerdait que Rahan quitte mon harem. Je me sentais nulle. J'avais envie de retrouver ce regard qui me murmurait que j'étais un être exceptionnel. Je ne l'ai jamais cru. Il n'a jamais changé l'image désastreuse que j'ai de moi. De mon corps, surtout. De ma graisse volumineuse et placée n'importe comment. Devant le miroir, la seule chose qui me vient à l'esprit, c'est « t'es vraiment dégueulasse, meuf ». Encore aujourd'hui. Et après de longues années à travailler dessus. Après avoir arrêté de m'affamer, de me remplir, de me faire vomir, de m'affamer, de me remplir, de me faire vomir, de m'affamer, de me remplir, de me faire vomir. Je suis boulimique abstinente. Ça fait un moment que j'ai arrêté de me détruire. Je sais qu'il suffit de pas grand chose pour que ça revienne. C'est ma kryptonite. Je me demande tous les jours pourquoi les autres s'intéressent à moi. Pourquoi iels me disent que je suis belle. Je ne peux pas être belle. Et quand quelqu'un apprécie ce corps que je hais, je lui fais la misère pour le faire fuir.
Sur le moment, ça me fait du bien. Ce regard. Ce désir. C'est comme un hallucinogène. Sur le moment, ça change ma perception. La descente est lente. Le retour à la réalité violent. Voilà ce que je recherchais, dans cette voiture. Rahan est un psilo.

Quand il s'est garé, je n'ai pas pu m'empêcher de planter mes yeux dans les siens. Embrasse-moi, cap ? Il a fait mine de résister. Je l'ai défié. Il s'est rapproché. Je me suis reculée.

« Va te faire foutre, Zizanie ! »
Réessaye pour voir.
« Pas question. Toi, essaye. »
Tant pis pour toi.

J'ai ouvert la portière et je suis sortie. On a rejoint le bar. On a passé la soirée à se chercher. Évidemment.
Jolene était vraiment canon. Et avec une meuf presque aussi canon qu'elle. Je l'ai détestée immédiatement. Les ex, ça devrait cesser d'exister au moment où iels échappent à notre contrôle.

En allant commander à boire, Rahan me mitraille questions déplacées, l’œil qui frise. Je lui jette un regard noir, il s'arrête. Et se met à me faire la gueule. Avec ostentation. Bah oui, il pouvait pas se contenter de bouder en silence, dans son coin. Saloperie de Lion ascendant Scorpion, toujours à la recherche d'attention. J'ignore son petit manège. Je fais l'idiote avec Schtoumpf grognon. On se fait des bisous du bout des lèvres, comme toujours. Rahan fait une réflexion désagréable pour nous signaler qu'on le gêne. Je préviens discrètement Schtroumpf grognon et je lui roule une galoche de cinéma, pendant qu'il me pelote les seins. Faut pas me chercher, mec. Hors de question que je te laisse régenter mes relations avec mes potes. Que je te laisse régenter ma vie tout court, en fait. Sa tyrannie ordinaire. Il m'avait déjà dit qu'il n'appréciait pas que j'appelle Schtroumpf grognon « chéri » ou « chat ». En même temps, j'appelle plein de gen•te•s « chat », y compris les oiseaux sur ma fenêtre. Ah non, les oiseaux, c'est plutôt « bébé chat ». Comme les canards de Montsouris. Comme Messi et Iniesta. Tu ne m'as jamais vue encourager le Barça pendant un match, depuis mon canapé. Et ça vaut mieux pour toi. Et si tu me reparles d'un certain match aller de Ligue des Champions, je te tue. En dehors de ça, je tiens à te dire, pour ma réputation, que je déteste le foot.

J'ai fini la soirée chez Schtroumpf grognon. Avec Rahan. Schtroumpf grognon est parti dormir. J'ai fait du thé. Qui a fait fondre la glace. On a passé la nuit à discuter. Des crocus, de Trump, du survivalisme, des menstrues, des tarots, de ses rêves de reconversion, de mes projets d'éternelle étudiante. On a fini par s'endormir. Sa tête dans mon cou. Sa barbe sur ma clavicule.