Chè.re enfant Enfant qui ne naîtra jamais,

 

Le temps est venu pour moi de te donner toutes les mauvaises raisons pour lesquelles j'aurais du accepter de te couver.

1) Pour ne plus jamais me sentir seule. Du moins, pendant les premières années de ta vie, parce que je sais bien qu'un jour, tu foutras le camp. C'est toujours ce temps de pris, pendant lequel tu me regarderas comme la personne la plus importante de ta vie. Et c'est déjà pas mal.

2) Pour assurer mes vieux jours. Bah ouais, j'ai rien cotisé, je n'aurai même pas de quoi me payer un toit ou bouffer à ma faim. Je compte sur toi pour subvenir à mes besoins. C'est pas le principe des retraites? Et puis, entre nous, j'ai pas franchement envie de finir mes jours dans un mouroir où personne ne me rendra visite.

3) Pour ne pas avoir mes règles pendant au moins neuf mois. Non parce que même avec une coupe menstruelle, ça reste contraignant – socialement – d'avoir un endomètre suicidaire et kamikaze, qui se fait sauter tous les mois en zigouillant tout sur son passage. Ouais, d'accord, tu vas me dire que l'accouchement, c'est pas forcément mieux. Et t'auras raison. Mais quand même.

4) Pour ne pas avoir peur de tomber enceinte pendant au moins neuf mois. Moi et ma phobie du déni de grossesse te remercient bien cordialement.

5) Pour donner un sens à ma vie. Qui n'en a pas vraiment. Qui n'en a jamais eu. Qui n'en aura probablement jamais. Mais il paraît que laisser une trace de son passage sur terre, c'est se donner une raison d'exister. Il paraît que procréer c'est ce qu'il y a d'plus beau. C'est voler si haut. Et toucher les ailes des oiseaux.

6) Pour m'octroyer un statut social. Enfin. J'ai pas de boulot, j'ai pas de projets, j'ai pas de maison, j'ai pas de mari, j'ai pas de thunes. Mais j'ai un.e enfant. J'suis mère, quoi. Ça claque. Ça claque tellement que je suis passée de putain à maman en un claquement de doigts. Et quelques dizaines d'heures à essayer de t'expulser. On me laisse m'asseoir dans le métro. On se pousse pour que ma poussette prenne toute la place au milieu du bus. On te fait des risettes et on me félicite. J'me sens plus pisser. Parce que mon périnée est distendu. Et parce que toutes tes qualités me reviennent un peu.

7) Pour faire comme mes potes. Parce qu'illes sont tou.te.s en train de pondre. Parce qu'illes ont mieux à faire que de me voir. Parce qu'illes ont des préoccupations bien plus importantes, tu vois. Parce qu'illes ont de nouvelles priorités. Que la merde de leur progéniture les intéresse plus que nos soirées à refaire le monde. Parce que tu ne peux pas comprendre, tu n'as pas d'enfant.

8) Pour garder mon mec. Parce qu'il ne cesse de me parler de toi. C'est parce que tu n'es pas là qu'on s'est séparé. C'est de ta faute. Si j'peux ne pas me remettre en cause, ça m'va. Parce qu'il fait du bien à ma vie. Parce qu'il m'épargne de trop grandir. Avec lui, je peux être cette éternelle adolescente éperdument amoureuse et joueuse. Parce que ce serait plus simple et plus confortable d'accepter ce qu'il me demande. Au moins, on pourrait rester ensemble. Et mener notre vie sans se poser trop de questions.

9) Parce que j'adorerais t'apprendre des tours. A faire le.a mort.e quand je braque deux doigts sur toi en criant « pan ! ». Et te faire passer alternativement entre mes jambes sur une musique de cirque. Parce que j'aimerais savoir si, comme les chats, tu remanges ton vomi. Parce que j'aimerais savoir si tu flottes dans l'eau. Parce que j'aimerais savoir combien de temps je peux te laisser pleurer avant de voir les flics rappliquer.

10) Parce que j'adorerais faire un remake d'Alien. Et savoir ce que ça fait d'avoir un truc vivant qui remue à l'intérieur de ton ventre. Est-ce que c'est un peu comme le ver solitaire ? Ou la gale ? Parce que je ne trouve pas de meilleure et de plus complète expérience artistique que celle de fabriquer une œuvre vivante, avec ton propre corps. Parce que le processus créatif est absolument génial. Te créer et t'expulser de moi jusqu'à ce que tu ne m'appartiennes plus. Il n'y a pas d'exutoire plus efficace. Et de soulagement plus grand. A part peut-être quand tu élimines enfin tes selles après plusieurs jours de constipation.

11) Parce que j'adore bouffer, dormir et me faire papouiller. Il n'y a rien que j'aime plus au monde. Et c'est un peu ce qu'on t'autorise à faire quand t'es en cloque. Parce que tu portes la vie. Parce la frustration n'est pas bonne pour le bébé. Parce qu'il ne faut rien faire qui puisse nuire au bébé. On prend soin de son emballage.

12) Parce que je pourrai te brandir. En chantant. C'est l'histoooiiire de la viiiiiiiiiie. Le cycle éééteeerneeeleeeuuuh. Et prouver au monde entier de l'univers que tu peux survivre en te nourrissant exclusivement de fruits et de feuilles. D'un peu de terre et de cailloux, parfois. D'insectes si ça te chante. En courant tout.e nu.e dans la forêt. En grimpant aux arbres. En te faisant poursuivre par tes copains sangliers. Sans jamais avoir entendu que tu étais « une fille » ou « un garçon ». Parce tu t'appelleras Enfant et que tu n'auras pas besoin de genre. Ni de codes sociaux. Parce que tu n'iras pas à l'école. Faut pas déconner. Parce que tu seras coparenté par une ourse. Qui t'accueillera parmi ses ourson.ne.s quand j'en aurai assez de te lire du Bourdieu ou du Marc Aurèle.

13) Parce que je pense qu'avec les gènes de ton père, tu pourrais être méga canon et talentueuxse. Et qu'on pourrait se faire plein de fric sur ton dos. Ce ne sont pas les opportunités qui manquent pour te faire rôtir à la lumière des projecteurs. Et ta réussite sera bien évidemment un peu la notre. C'est tout l'intérêt de la manœuvre. Tu seras la projection de ma vie rêvée. Tu seras. Mon futur à présent. Mon chemin face au vent. Pour vivre à tous les temps.

14) Pour draguer impunément les pères de famille. C'est pas tant qu'un homme père soit plus sexy qu'un autre. Mais comme toutes mes copines trouvent « trooop mignooon » et plein de tendresse un mec qui porte sa progéniture en écharpe, ça m'amuserait beaucoup de les rendre vertes de jalousie. Pour le jeu.

15) Pour pouvoir faire ton thème astral. Parce que rien ne me divertit plus que le déterminisme astrologique. Et parce que j'aime asséner d'un ton péremptoire, telle une fée au-dessus de ton berceau, merde j'arrive pas à terminer cette phrase, j'trouve pas les bons mots. C'pas grave, j'ai qu'à dire que je me sentirai un peu comme la maîtresse de ton destin. C'est un peu comme être maîtresse du monde, finalement. Même si on sait que. Les rois du monde font tout ce qu'ils veulent. Ils ont du monde autour d'eux mais ils sont seuls. Ou mieux. Peut-être que j'arriverai à programmer l'heure précise de ta venue au monde. Peut-être que je pourrai choisir exactement de ton ciel de naissance. Après tout, suffit d'un bon couteau. Et hop, une césarienne artisanale. Mais sérieusement, t'imagines pas à quel point ce serait jouissif. De choisir pour toi des conditions de ton avancée dans la vie. Bon voyage. Comme répète Norma Jeane. Dans Some like it hot. Ouais, j'ai fini par le revoir toute seule sous mon plaid. Parce que je sais que personne ne pourra désormais me séduire. Je suis une cruche. Percée de plus. Comme tu n'assouviras jamais mes fantasmes procréateurs. T'façon c'est déjà ce qu'on fait, en étant parent. Décider de la vie et de la mort. Le sentiment de pouvoir à son paroxysme.

Enfant, je ne te souhaite pas la bienvenue. Je t'assure que tu es très bien là où tu n'es pas. Tu me remercieras aussi pour la riche culture musicale que je t'ai transmise à travers cette lettre. Sorry not sorry.

 

A jamais,

Ton ex-future mère