Coucou, tu veux voir ma vie ?

1) Fin août. Je ne chercherai plus à être préserver mon image de gentille fille. Que ce soit dit, répété, amplifié, déformé.
Woody m'a larguée. Sur la raison la plus opaque qui soit. Des reproches qui pleuvent au milieu d'une banale conversation. Je ne sais pas trop à qui elle les adresse, je ne comprends pas de quoi elle parle. De but en blanc, sans plus d'explications, elle me souhaite une bonne route. Je ne comprends toujours pas. Mais ce n'est pas très important.

2) Fin août, toujours. Je traverse le périph' avec la Despote sous le bras, pour rendre des vêtements importables dans une boutique que j'affectionne par dessus tout.
On arrive à la caisse. Enfin l'accueil. Enfin, la caisse-accueil, quoi. Il y a ce sosie d'Allan Théo dans sa période sombre, ce grand brun au regard translucide et au sourire commercial, qui nous accueille. Le sourire est plus que commercial. Il fait des blagues. Il est même drôle. Sa bonne humeur est communicative. Il remplit le bon de retour, nous demande un numéro de téléphone - en me regardant droit dans les yeux -, pour le remboursement, précise-t-il. Ma mère reste silencieuse, je me sens un peu obligée de donner le mien. Merci, au revoir, tout ça. On s'en va arpenter les rayons. Je craque sur à peu près tout ce qui passe sous mes yeux. C'est hyper rare, et c'est à peu près pour ça que je déteste faire les boutiques. Je laisse ma mère fureter dans son coin, je traverse l'allée principale pour me ruer sur les pyjamas. J'ai un amour immodéré pour les pyjamas. Si je pouvais, je passerais ma vie en pyjama et en chaussettes pilou-pilou. Le garçon souriant surgit de nulle part, je ne l'ai pas vu arriver. Enfin, ce n'est plus tellement un garçon, entendons-nous. Il me demande si je trouve mon bonheur. Et comme que je réponds à son grand sourire, commence à engager la conversation. On discute deux petites minutes. La p'tite voix prend celle de l'une de mes amies pour me murmurer "Tu sors déjà les cheveux ?". Malgré tout, je ne suis pas hyper à l'aise, je sais que la Despote n'est pas loin. Et même si ce fut très amusant de me faire peloter par l'un des jeunes collègues de mon géniteur, pendant les pauses clope, il y a quelques années. Ou de m'envoyer en l'air avec l'ami artiste-peintre de ma mère chez qui elle m'avait envoyée, pour parler de mon avenir, alors que j'avais à peine dix-sept printemps. Là, c'était quand même pas la même chose. Faut dire que l'envie de braver l'interdit m'est un peu passée. Ça me rendait juste mal à l'aise que deux sphères de ma vie, que je garde bien séparées depuis toujours, puissent s'entrechoquer. Tu sais, j'suis une putain de control freak. Je me sens rassurée lorsque tout est enfermé dans des boites étiquetées. Heureusement, il est appelé un peu plus loin. Et je peux aller enfouir mes joues écarlates dans l'élastique d'un short à fleurs. La Despote finit par me rejoindre.

"Dis donc, tu lui as tapé dans l'oeil !"
Hein ? Qui ?
Elle avance le menton dans la direction du garçon souriant.
"Il n'a pas cessé de me complimenter sur toi."
...Quoi ?
" Oui, il m'a dit que j'avais une fille très jolie et très agréable."

Essaye d'imaginer ma tête à cet exact instant, tu vas rire. Je suis désappointée. Je marmonne un "pfff, n'importe quoi" gêné, et je la tire vers la sortie. Payer et se casser de là vite fait. Évidemment, au moment où l'on passe en caisse, le garçon souriant réapparaît. Sourires, sourires. Et bonne journée.

3) En rentrant, je me suis enfermée dans ma chambre, j'ai vidé toutes mes armoires, étagères, tiroirs, boites. Et j'ai tout labellisé. Absolument tout. Si tu venais chez moi, tu n'aurais pas besoin de visite guidée. Il y a quatre centimètres de la tranche de mon étagère qui affichent désormais "PARAPLUIES". Ouais, j'te jure. Et désormais, il y a un planning de gestion du ménage qui trône fièrement sur mon bureau. C'est pas une blague. Tu vois, les vidéos de ménagères états-uniennes maniaques de l'organisation dont je te parlais quelques mois plus tôt, ben ce n'est finalement qu'une version légèrement exagérée de moi. Ou d'une partie de moi. J'suis cigale ascendant fourmi. Et en ce moment, la cigale, elle pionce. J'suis sûre que c'est un coup de la fourmi. Elle lui a balancé un carton sur la tête, depuis le dessus de l'armoire.
J'y ai passé des heures. Des jours. Des nuits. Je me suis sentie beaucoup mieux après avoir fait tout ça. Quand l'immatériel est émotionnellement chamboulé, ce que je ne sais jamais géré, comme tout ce qui touche à l'émotionnel, j'éprouve un besoin vital d'organiser le matériel.

Je me suis sentie sereine, apaisée, réassurée. Tout était rentré dans l'ordre, le monde s'était remis à tourner dans le bon sens.

4) Jusqu'à ce que mon téléphone sonne. Et que je décroche.

"Bonjour, je suis [le garçon souriant] de [la boutique de la tentation].
Bonjour.
"Je ne sais pas si tu te souviens de moi... Je peux te tutoyer ?"
Euh. Oui.
"Tu vas bien depuis vendredi ?"

5) Début juillet. Retour vers le futur. Je suis à la soirée d'anniversaire de Schtroumpf grognon. Je ne sais plus trop comment, je me mets à parler couteaux avec mon voisin de canap'. J'vais encore passer pour la psychopathe de service, mais j'adore les lames, depuis que je suis toute petite. Rahan – appelons-le comme ça – passe tous ses week-end à bivouaquer. Et à tailler du bois, avec des couteaux, des haches, des machettes. C'est son truc. Il me chambre pas mal sur mon virgin mojito. Il me fait la leçon. La vie est courte, il faut se lâcher un peu, tout ça. Ça me fait beaucoup rire. Je déteste les gens qui se permettent de préjuger de la personnalité de quelqu'un sur le contenu de son verre. 
La télé est allumée en fond silencieux. J'aperçois la tronche de Cameron Diaz à l'écran. Je bondis du canap' en hurlant à Schtroumpf grognon d'augmenter le son. Allumeuses ! On peut difficilement faire plus plaisir à ma culture de l'inavouable. Une minute avant la scène mythique du restaurant. En VF mal doublé, c'est encore plus inavouable. Schtroumpf grognon et moi, on se charge du doublage. 

D'accord, et son... son calibre ?
Oh, plutôt dans la moyenne.
Plutôt dans la moyenne ? Bien. Et qu'est-ce que tu lui as dit ?
Comment ça ?
Qu'est-ce qu'on leur dit toujours, quoiqu'il arrive ?
Oh mon dieu ! Ton pénis est trop... balaise !

Schtroumpf grognon et moi connaissons la chorégraphie par cœur. Notre culture de l'inavouable est sans limite, il faut bien l'admettre. Et j'peux te dire que j'en suis fière.
En retrouvant ma place, le p'tit Rahan aux yeux écarquillés me demande si c'est la menthe qui me fait cet effet-là.
Un peu plus tard dans la nuit, il m’entraîne à l'étage, sous un prétexte assez bidon. T'façon, je commençais à saturer du monde et du bruit, j'avais besoin de faire une pause. On s'est allongés sur le lit de la chambre d'amis. Juste pour discuter. Parce que c'est plus confortable. Tu parles. On s'est joyeusement échangé nos recettes de la soupe de langues. Jusqu'à ce qu'un quelconque inconnu ouvre la porte pour récupérer sa veste. Et laisse s'échapper la vapeur. On arrête de se tripoter et on recommence à parler. J'sais pas trop comment, il finit par me dire qu'il ne revoit jamais une fille qui couche le premier soir. Je lui réponds que les plans cul ne m'intéressent plus. Et que ses principes reposent sur une dichotomie bien machiste. On se prend la tête. Il me traite d'allumeuse. Je lui souhaite un agréable tête-à-tête avec sa main droite. Il se casse. Je m'endors.

Schtroumpf grognon vient me réveiller pour me demander ce qu'il s'est passé. Rahan est complètement torché et fait des avances lourdingues à toutes les meufs qui croisent son chemin. Je ne sais que lui répondre, j'ai déjà rayé cette personne de mon continuum espace-temps.

6) Le lendemain, réveillée par l'odeur du café fraîchement coulé, je me décide à descendre. J'aperçois Schtroumpf grognon de dos, devant l'évier. Et Rahan, assis à la table de la cuisine. Merde. Qu'est-ce qu'il fout là, celui-là ? J'croyais qu'il n'existait plus. Je grommelle un bonjour. Schtroumpf grognon se retourne et, gêné, m'explique qu'il n'a pas voulu laisser Rahan repartir en voiture. Parce qu'en plus ce connard aurait pris le volant alcoolisé ? De mieux en mieux. J'me demande encore ce qui m'a attiré chez lui. Ouais, parce qu'au départ, même je trouvais qu'il se la jouait grave, son charisme ne me laissait pas de bois. Je n'ai pas décroché un mot de tout le petit-déj'. Jusqu'à ce que Rahan s'en aille. J'ai pu alors laisser éclater ma colère. Schtroumpf grognon prenait sa défense, et moi, je m'en prenais à Schtroumpf grognon.

7) Pour te dire qu'entre Rahan et moi, ça avait vraiment très mal commencé. Il est désormais prévu que j'aille le rejoindre dans sa montagne pour qu'il me montre comment faire du feu. Mais il est absolument hors de question que l'on se mélange. Ni maintenant, ni jamais. Il ne fallait pas utiliser le terme "allumeuse" à la légère, mon p'tit. Tu vas désormais apprendre ce qu'il signifie.