Depuis plusieurs semaines, je dissocie. Plus que d'habitude, j'entends. Je suis dissociée quasiment en continu.
C'est un mécanisme de défense très habituel, chez moi. Je déconnecte de la réalité. Je me réfugie dans l'un de mes mondes intérieurs. Je suis coupée de mes émotions, de mes pensées, de mes sensations physiques. Ou plutôt elles sont toujours là mais je les perçois comme étant extérieures à moi. Mes propres émotions, mes propres pensées m'apparaissent lointaines, comme si elles n'étaient pas les miennes.

Ces dernières semaines, c'est presque en continu. Il y a quelques instants privilégiés où je me sens suffisamment en sécurité pour reconnecter. Et, à ce moment-là, je ne suis pas en mesure de retenir mes larmes. Alors ce n'est pas une si bonne idée que ça, vois-tu. Ça arrive tous les vendredis soirs chez mon psy, et j'essaye tant bien que mal de dissimuler la cascade qui se déverse sur mes joues tout le temps du trajet pour rentrer chez moi. Quand il pleut, ça va. De toute façon, la douleur psychologique devient rapidement si intense que le filtre se reforme très vite de lui-même. Ce n'est pas quelque chose que je contrôle. Je préfèrerais.

Pendant longtemps, je ne comprenais pas ce que c'était. Je ne m'en rendais absolument pas compte. Ce sont les autres qui m'ont fait comprendre que ce n'était pas normal. Alors si, la dissociation est un phénomène normal, mais sa fréquence est inadaptée, chez moi. Enfant et adolescente, c'était assez compliqué, tant ça se produisait. J'ai, notamment, dans mon passé, de longues périodes sans aucun souvenir. Sinon ceux que l'on m'a racontés. Ma scolarité, par exemple, de la maternelle à la fac, est un puzzle qu'on aurait laissé entre les pattes d'un jeune chat, dans un immense loft avec des tonnes de meubles sous lesquels il est impossible de glisser la main.
Il en reste quelques éléments, à partir desquels je me raconte mon histoire. J'ai notamment tout une année comme ça, entre la fin de ma quatrième et mon entrée en seconde pour laquelle je n'ai quasiment plus aucun souvenir. Après pas mal de temps passé en thérapie, j'en retrouve quelques bribes. Je fais des liens entre elles. En réalité, j'ai surtout appris à vivre avec mes amnésies. Je fais comme si c'était normal. Mais ça reste très perturbant.

Depuis, j'ai développé naturellement des techniques pour m'ancrer, lorsque je me sens partir. Pour arriver à me couper de mes émotions sans me faire voir. Des techniques qui me permettent de ne pas déconnecter complètement mais juste de passer en arrière-plan. Des techniques de ninja.

Et c'est quand je déréalise que W - appelée jusqu'ici sous le nom de code de "méchante sorcière" - prend le dessus. W, c'est son initale et je préfère lui rendre un peu de son identité. W, ça lui donne un côté mystérieux, qu'elle aime assez. W, c'est une part de moi. Je la chéris et la remercie de faire front à ma place. Elle va gérer les interactions sociales. Et, surtout, gérer les urgences. Le quotidien. Les catastrophes. Lorsque je ne peux pas me permettre de dire aux autres que je n'ai pas les épaules pour être là pour eux. Lorsque ce n'est pas envisageable. Ça mobilise toute l'énergie qu'il me reste, mais je n'ai pas le choix. Parce que cet état m'épuise. La dissociation me vide de mon énergie.

Toutefois, l'avantage, c'est que le fait d'être dissociée me permet de ne pas ressentir la douleur des autres, aussi incommensurable soit-elle. Je peux continuer à les écouter sans éprouver la moindre émotion. Et ça, c'est une chance. Autant pour eux que pour moi.

A côté de ça, je suis totalement incapable d'être là pour la plupart des gens. Dès qu'il ne s'agit plus d'urgences. Pour mes proches. Pour ma famille. Pour mes amis. Deux d'entre eux vivent un burn-out, d'autres vivent des événements exceptionnels, joyeux ou douloureux, certains traversent une grave maladie, d'autres ne vont tout simplement pas bien. Et je ne prends pas de nouvelles. Parce que l'énergie que ça me demanderait n'existe plus. Toute l'énergie disponible me permet de plus ou moins remplir mes besoins primaires (et assez mal, il faut le dire), garder mon job, et lire et répondre aux messages importants. C'est tout que je suis en mesure de faire à ce jour. Heureusement que je ne ressens pas la culpabilité et le sentiment d'impuissance qui vont souvent de pair avec mes manquements.

Et puis, W, pour essayer de me stimuler, pour essayer de ressentir quelque chose, elle va se mettre dans des situations dangereuses. Avec un danger tout relatif au fur et à mesure que les années passent. Je ne couche plus avec les trois-cents premiers venus avant de tirer sur le frein à main, par exemple. Aujourd'hui, j'arrive à faire autrement.
No pain inside, you're my protection.

La conclusion de tout ça, c'est que, même si je n'ai aucune idée des raisons pour lesquelles je suis dans cet état, il me paraît assez évident que je ne vais pas bien. J'avais besoin de l'écrire quelque part.
Mais sinon, ça va.