S'il y a bien un soir où je peux épargner mon foie, c'est celui-ci. Aujourd'hui, est un jour banal. Parce que tout le monde semble bien décidé à vouloir fêter un événement religio-commercial. Il est hors de question que je dépense mes trois prochains loyers en cadeaux, par tradition. Pour une tradition qui n'est pas la mienne, surtout. Parce que non, je n'ai pas envie de faire plaisir. Je n'ai pas non plus envie de me réunir, dans la joie et la bonne humeur. D'aussi loin que je m'en souvienne, ça n'a jamais été le cas. Et autant que les dernières années, je n'ai pas plus envie de m'épingler un sourire sur le visage pendant que tout ce qu'il reste de ma famille règle ses comptes. Que la despote finit immanquablement par pleurer dans la chambre. Que la despotique soeurette va calmer les nerfs sur la vaisselle, en maugréant. Parce qu'elle n'a pas encore compris l'intérêt d'un lave-vaisselle. Que le Général Grand-Mère s'efforce de tout ramener à elle, dans une longue complainte théâtrale. On a toujours été une famille de femmes. Ce sont elles qui ont toujours mené la danse. Et plus encore dans ces moments-là, la testostérone fait de la figuration.

Et la despote d'insister pour organiser le diner. En toute intimité. Qu'on mange ensemble, quoi. Ce qu'on n'a jamais fait. Ce mariage qui ne veut plus rien dire dire depuis bien dix-sept ans. Ton mari n'attend qu'une chose. Sa retraite. Parce qu'enfin, il pourra partir. Quitter la France. Il n'a jamais été heureux, ici. Alors que c'est pour toi qu'il est venu. De toute façon, on s'en remettra bien assez vite. Rappelons aussi que ton fils est dépressif et phobique. Qu'il n'a pas bougé de sa chambre depuis pas mal d'années, maintenant. Parce que tu t'efforces de le maintenir auprès de toi. Quand tout fout le camp. Parce que ta folle de fille, elle est déjà partie. Parce qu'elle savait que c'était pour elle le seul moyen de ne pas devenir cinglée, tout de suite. Parce qu'elle sait bien qu'elle l'est, sinon. Parce que tu t'es voilée la face à la hisser sur un piédestal, à lui faire passer tout un tas de tests pour prouver au monde entier qu'elle est intelligente, douée, surdouée. Et si j'ai effectivement été précoce, je t'assure que ce n'est plus le cas aujourd'hui. Je n'ai rien d'exceptionnel, je ne suis même pas brillante. Sinon, j'en serais pas là. Non, il faut te rendre à l'évidence. Je suis juste complètement tarée. Complètement névrosée. A moitié psychotique.
Alors non, je n'ai pas envie de me mettre à table ce soir.