La conjonction Jupiter-Saturne a littéralement fait exploser ma vie.

Juste assez pour mettre une fin définitive à ma relation amoureuse avec Pierre Lapin. Tu l'avais vu venir. Pas moi.

Ma relation avec Pierre Lapin était confortable. Elle ne m'obligeait pas à faire de choix. Elle ne m'obligeait pas à le désirer. A le considérer comme un être sexué. Et je crois que c'était la même chose pour lui. On s'est voilé la face, tous les deux. Je cherchais une relation qui n'en était pas vraiment une. Lui cherchait une potentielle marâtre pour sa progéniture.
Notre incompatibilité sexuelle a fini par peser dans la balance de notre fragile équilibre. Ça me convenait très bien, que ça ne fonctionne pas sur ce plan-là. Ce n'était pas important pour moi. Je n'avais plus envie de donner autant de place au coït, j'avais besoin de cette place pour autre chose. Ce n'était plus une priorité dans ma vie. Je ne voulais plus en faire une priorité.
Les derniers mois ont été particulièrement compliqués. Ma libido reprenait sa place malgré moi. Et elle ne pouvait s'exprimer avec lui. Ni l'un ni l'autre n'étions satisfaits de nos échanges visqueux et moites. Sexuellement, Pierre Lapin et moi avions des envies, des besoins, une vision quasiment à l'opposé. C'est peu de le dire.
Petit à petit, la frustration s'est faite sentir. Les disputes se sont multipliées. Pour tout, pour rien. Surtout pas pour ça. Nous ne pouvions pas nous reprocher ce qui n'était pas de l'ordre du choix. Tout le reste était prétexte au reproche. A chaque fois que l'on s'est vus, ces trois derniers mois, une dispute a éclaté. J'encaissais ses colères. J'ai fini par prendre de la distance. Par esquiver nos rendez-vous. Par utiliser mon travail pour échappatoire. Il s'est renfermé. La communication devenait impraticable. La situation était inextricable.

Je ne sais pas comment j'ai réussi à changé de prisme. Ça n'a pas du tout été une évidence. J'ai décidé de retrouver mon rôle d'amie. Et d'écouter ce qu'il avait à dire. Je n'ai pas été déçue.
Je l'ai su avant lui. Bien avant. Une intuition très forte. Une petite voix au fond de moi. Tu ne risques rien, tu n'es pas son genre. Ça m'allait très bien comme ça.
Pierre Lapin et moi sommes amis. Nous n'avons rien à faire en couple. Je n'ai aucune énergie à mettre dans une relation amoureuse. Pierre Lapin est plus attiré par les hommes que par n'importe quel autre genre. Et c'est aujourd'hui qu'il s'autorise à le découvrir.
Je ne suis pas attristée par la fin de notre couple. J'aime profondément Pierre Lapin, je veux qu'il soit lui-même, je veux qu'il soit heureux. Je veux être heureuse, moi aussi. Je suis honorée de sa confiance. Je le remercie de m'avoir laissée entendre ce qu'il a toujours cherché à cacher. Trente-quatre ans, dix ans de mariage avec une femme, deux enfants. Quand je l'ai rencontré, Pierre Lapin était pressé de se marier avec celle dont il venait de faire la connaissance. Et qui lui en faisait voir de toutes les couleurs. C'était improbable. Il a construit chaque pierre de la façade qui l'empêche aujourd'hui d'exprimer une partie de son identité. Rien qu'une petite partie, mais une partie importante.

Je suis attristée par les conséquences de notre rupture. Je ne serai plus l'apprentie marâtre de sa progéniture.
Ça me fend le cœur. De ne pas les voir grandir. De ne pas les regarder évoluer, apprendre de nouvelles choses, développer leur personnalité et leurs goûts.
De ne pas entendre Palindrome, cinq ans, me hurler dessus pour que je lui apprenne à lire (si, si, j'ai bien dit hurler). Refuser de dormir parce qu'elle n'a pas réussi à déchiffrer un mot. Refuser de manger les carottes coupées en dés car elle n'aime que les carottes « rondes ». M'attirer (violemment) dans sa chambre pour me faire l'inventaire de ses figurines d'animaux. Chacune d'elle. Une a une. Pendant des heures. Nous parler de ses trois amoureux, tous consentants, qu'elle alterne selon les jours de la semaine. Chanter à tue-tête du Bob Dylan en yaourt, écouter Bob Dylan, et écouter encore Bob Dylan. Je déteste Bob Dylan, ce qui me fait encore plus aimer Palindrome.
De ne pas entendre Arbrisseau, trois ans, décréter vouloir devenir adulte pour pouvoir dire « putain » et « merde ». Démonter son « réveil-lapin » pour sortir plus tôt de sa chambre le matin. Se cacher en enfouissant sa tête dans les coussins du canapé, tout le reste de son corps restant visible. Raconter ses journées en chansons. Se plaindre de sa terrible vie en chansons, quand il est dans son lit pour la sieste. M'aider à tricher à tous les jeux auxquels on joue ensemble. S'endormir sur moi. Glisser sa petite main poisseuse dans la mienne pour descendre les escaliers. Je déteste les mains qui collent, ce qui me fait encore plus aimer Arbrisseau.
Ces moments vont terriblement me manquer. Je les reverrai. C'est sûr qu'ils vont pas se débarrasser de moi comme ça. Il n'empêche que ce ne sera plus pareil. Il me restera l'inquiétude de savoir s'ils vont bien.
La liberté a toujours un prix.